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une armée innombrable va s’abattre sur ces lieux, et ce caravansérail obscur peut devenir pour nous un champ d’immortelle gloire. Les vieux morts de Sparte s’éveilleront et feront trembler le sol sous le pied des Turcs épouvantés ; l’ombre de Diacos[1] entendra avec une grande joie le bruit retentissant du mousquet ! »


En effet, les barbares traversent bientôt le fleuve en foule ; les hommes crient, les chevaux hennissent, les adversaires sont en présence. À partir de ce moment, la fantaisie du poète s’empare des moindres détails de l’action, et en compose toute une petite épopée.


« Au-devant de tous, un derviche s’avance ; il presse de l’éperon le flanc de son coursier. — Où vas-tu ? lui crie Odyssée, fils d’Androutzos.

« — Je vais là où se trouvent les ennemis du prophète ; je veux chanter Allah sur leurs cadavres !

« — O fils du prophète, reprend Odyssée, là où tu vas, il n’y a ni minaret ni mosquée, mais un bon fusil qui parle. Écoute sa voix.

« Soudain le derviche, lâchant ses rênes et son sabre, se renverse en arrière et roule sur la terre, qu’il baigne de son sang. »


Après toute une journée de lutte sanglante, la nuit tombe enfin. « Le métal luisant des armes ne brille plus ; les monts, les bois, les abîmes sont silencieux. Les Turcs, semblables à des loups affamés, ont resserré leurs lignes autour du misérable khan. » Bientôt le sommeil, « frère de la mort, » s’empare d’eux. Le pacha lui-même, après une longue résistance, s’endort sur les épais coussins qui couvrent le sol de sa tente. À peine a-t-il fermé les yeux que l’ombre du derviche atteint au début de la journée lui apparaît et dit : « Ne crains rien, ô pacha, je suis le messager d’une bonne nouvelle ; réjouis-toi, tu seras vainqueur des Grecs ! — Et ce disant, le mort s’éloigna de son ami en lui jetant un regard plein de sarcasme. — Tu souris, ô pacha ! murmura-t-il entre ses lèvres blêmes avant de disparaître ; à ton réveil, tu verseras des larmes noires. »

Par ces derniers vers, l’auteur veut dire sans doute que quelque démon favorable aux Hellènes revêtit la forme du derviche pour inspirer au pacha une sécurité funeste, en lui prédisant une victoire qu’il ne devait pas remporter. L’apparition de ce fantôme prouve l’attrait que le merveilleux exerce sur l’imagination des Grecs, et la foi que ces derniers ajoutent aux rêves, arme puissante, disent-ils, dont les êtres surnaturels font usage pour prémunir les hommes contre les périls du lendemain ou pour les pousser à leur perte. On rencontre encore dans l’intérieur de la Grèce, en Épire surtout, des

  1. L’un des chefs grecs dont le nom revient le plus souvent dans les romances populaires.