Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quoi pour me l’avoir. Je ne peux pas vivre sans l’avoir. » Et lorsque Fidelia revient lui disant qu’Olivia l’a embrassée, et de force, avec un emportement d’amour : « Son amour !… l’amour d’une prostituée, d’une sorcière ! Ah ! ah ! n’est-ce pas qu’elle embrasse bien, monsieur ? Bien sûr, je me figurais que ses lèvres… Mais je ne dois plus me les figurer. Et pourtant elles sont si belles que je voudrais les baiser encore, — m’y coller, — puis les arracher avec mes dents, les mâcher en morceaux et les cracher à la face de son entreteneur !… » Ces cris de sauvage annoncent des actions de sauvage. Il va la nuit avec Fidelia pour entrer sous son nom chez Olivia, et Fidelia, par jalousie, résiste. Son sang s’émeut alors, un flot de fureur lui monte à la face, et il lui crie tout bas d’une voix sifflante : « Ah ! tu es donc mon rival ? Eh bien ! alors tu vas rester ici et garder la porte à ma place, pendant que j’entre à ta place. Puis, quand je serai dedans, si tu oses bouger de cette planche ou souffler un mot, je lui couperai la gorge, à elle d’abord, et si tu l’aimes, tu ne risqueras pas sa vie. Et la tienne aussi, je sais que la tienne au moins, tu l’aimes. Pas un mot, ou je commence par toi ! » Il renverse le mari, autre traître, reprend à Olivia la cassette de bijoux qu’il lui avait donnée, lui en jette quelques-uns, disant « qu’il n’a jamais quitté une fille sans la payer, » et donne cette même cassette à Fidelia, qu’il épouse. Toutes ces actions paraissaient alors convenables. Wycherley prenait dans sa dédicace le titre de son héros, Plain dealer ; il croyait avoir tracé le portrait d’un franc honnête homme, et s’applaudissait d’avoir donné un bon exemple au public. Il n’avait donné que le modèle d’une brute déclarée et énergique. C’est là tout ce qu’il restait de l’homme dans ce triste monde. Wycherley lui ôtait son manteau mal ajusté de politesse française, et le montrait avec la charpente de ses muscles et l’impudence de sa nudité.

À côté d’eux, un grand poète aveuglé et tombé, l’âme remplie des misères présentes, peignait ainsi le tumulte de l’orgie infernale : « Bélial vint le dernier, le plus impur des esprits tombés du ciel, le plus grossier dans l’amour du vice pour lui-même… Nul n’est plus souvent dans les temples et aux autels, quand le prêtre devient athée, comme les fils d’Éli qui remplirent de leurs débauches et de leurs violences la maison de Dieu. Il règne aussi dans les cours et dans les palais, et dans les cités luxurieuses, où le bruit de l’orgie monte au-dessus des plus, hautes tours, avec l’injure et l’outrage, quand la nuit obscurcit les rues, et que ses fils se répandent au dehors, gorgés d’insolence et de vin. »


H. TAINE.