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l’aimait point avec passion, puisqu’elle ne voulait pas être sa femme ; mais elle avait l’amitié si généreuse, et tant de souvenirs l’attachaient à lui, qu’elle ne pouvait être heureuse s’il n’était heureux de son côté.

Ceci bien prouvé, Sept-Épées, après beaucoup de luttes contre lui-même, comprit son devoir. — Il ne faut pas, se dit-il, qu’elle me voie souffrir ; il faut qu’elle ne perde pas l’occasion de son bonheur, puisque voilà un jeune homme qui l’aime comme elle le mérite, et mieux apparemment que je n’ai su l’aimer. Je n’ai qu’une manière de réparer mon tort : c’est de ne pas faire obstacle à son mariage, c’est de refouler ma jalousie et de cacher ma peine. Allons ! j’ai mis une fois mon courage à vaincre l’amour pour l’ambition, tâchons de le mettre aujourd’hui à vaincre l’amour pour l’honneur.

Quand il revint à la baraque, où Va-sans-Peur était déjà debout, sa pâleur effraya celui-ci. Va-sans-Peur, quoique rude et d’une laideur farouche, avait beaucoup d’affection et même de la sensibilité, comme il arrive à certaines natures impétueuses pleines de contrastes. Sept-Épées vit qu’il le regardait avec anxiété, et que des larmes de tendresse et d’inquiétude coulaient sur sa face de sanglier. Ces larmes provoquèrent tout à coup celles du jeune artisan ; il pleura beaucoup et se sentit soulagé.

Il se jeta sur son grabat et dormit quelques heures, plus tranquille depuis qu’il se voyait tout à fait malheureux et résolu à se bien conduire. Vers midi, il était sur pied. Il mit ses comptes en ordre, prit sur lui la moitié du peu d’argent qu’il avait, et remit l’autre moitié à Va-sans-Peur en lui disant ; — Je sais que tu as de l’amitié pour moi ; je ne suis pas ingrat. Ne t’inquiète pas de moi, j’ai du courage, et les voyages me distrairont. Je m’absente pour quelque temps ; je te confie l’atelier et tout ce que je possède, en t’associant pour moitié aux profits. Si tu préfères l’affermer et retourner au travail à la pièce, je t’en laisse la liberté : tu feras pour le mieux, j’en suis sûr ; mais il y a une chose que j’exige de ton amitié et sur ta parole d’honnête homme : c’est que tu ne rendras personne malheureux à cause de moi. Il faut que tu me promettes cela, comme si je devais mourir dans une heure.

Et quand Va-sans-Peur lui eut donné sa parole, il ajouta : — N’aie aucune crainte à cause de moi ; à mon tour, je te donne ma parole de ne commettre aucune lâcheté.

Il lui signa une procuration, lui recommanda de ne rien dire de son départ avant qu’il n’eût écrit lui-même, l’embrassa cordialement, déjeuna et trinqua avec lui ; puis, mettant sur son épaule son mince paquet et son sac d’outils, il monta le ravin et prit à pied la route de Lyon.