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sensations à des mouvemens corporels, les lois générales à de simples mots, toute substance au corps, toute science à la connaissance des corps sensibles, tout l’être humain à un corps capable de mouvement reçu ou rendu, en sorte que l’homme, n’apercevant lui-même et la nature que par la face méprisée, et rabattu dans sa conception de lui-même et du monde, put ployer sous le faix de l’autorité nécessaire et subir enfin le joug que sa nature rebelle refuse et doit porter. Tel est en effet le désir que suggère ce spectacle de la restauration anglaise. L’homme méritait ce traitement, parce qu’il inspirait cette philosophie ; il va se montrer sur la scène tel qu’il s’est montré dans la théorie et dans les mœurs.


II

Quand les théâtres, fermés par le parlement, rouvrirent, on s’aperçut bientôt que le goût avait changé. Shirley, le dernier de la grande école, n’écrit plus et meurt. Waller, Buckingham, Dryden, sont obligés de refaire les pièces de Shakspeare, de Fletcher, de Beaumont, pour les accommoder à la mode. Pepys, qui va voir le Songe d’une nuit d’été[1], déclare « qu’il n’y retournera plus jamais, car c’est la plus insipide et ridicule pièce qu’il ait vue de sa vie. » La comédie se transforme ; c’est que le public s’était transformé.

Quels auditeurs que ceux de Shakspeare et de Fletcher[2] ! Quelles âmes jeunes et charmantes ! Dans cette salle infecte où il fallait brûler du genièvre, devant cette misérable scène à demi éclairée, ces décors de cabaret, ces rôles de femmes joués par des hommes, l’illusion les prenait. Ils ne s’inquiétaient guère des vraisemblances ; on pouvait les promener en un instant sur des forêts et des océans, d’un ciel à l’autre, à travers vingt années, parmi dix batailles et tout le pêle-mêle des aventures. Ils ne se souciaient point de toujours rire ; la comédie, après un éclat de bouffonnerie, reprenait son air sérieux ou tendre. Ils venaient moins pour s’égayer que pour rêver. Il y avait dans ces cœurs tout neufs comme un amas de passions et de songes, passions sourdes, songes éclatans, dont l’essaim emprisonné bourdonnait obscurément, attendant que le poète vînt lui ouvrir la nouveauté et la splendeur du ciel. Des paysages entrevus dans un éclair, la crinière grisonnante d’une longue vague qui surplombe, un coin de forêt humide où les biches lèvent leur tête inquiète, le sourire subit et la joue empourprée d’une jeune fille qui aime, le vol sublime et changeant de tous les sentimens délicats,

  1. 1662.
  2. Lire la Fidèle Bergère.