lorsqu’il a dressé dans la vie humaine sa construction incomplète et rigide semblable au réseau de figures idéales que les géomètres instituent au milieu des corps. Pour la première fois, on voyait chez lui comme chez Descartes, mais avec excès et en plus haut relief, la forme d’esprit qui fit par toute l’Europe l’âge classique : non pas l’indépendance de l’inspiration et du génie comme à la renaissance, non pas la maturité des méthodes expérimentales et des conceptions d’ensemble comme dans l’âge présent, mais l’indépendance de la raison raisonnante, qui, écartant l’imagination, s’affranchissant de la tradition, pratiquant mal l’expérience, trouve dans la logique sa reine, dans les mathématiques son modèle, dans le discours son organe, dans la société polie son auditoire, dans les vérités moyennes son emploi, dans l’homme abstrait sa matière, dans l’idéologie sa formule, dans la révolution française sa gloire et sa condamnation, son triomphe et sa fin.
Mais tandis que Descartes, au milieu d’une société et d’une religion épurées, ennoblies et apaisées, intronisait l’esprit et relevait l’homme, Hobbes, au milieu d’une société bouleversée et d’une religion en délire, dégradait l’homme et intronisait le corps. Par dégoût des puritains, les courtisans réduisaient la vie humaine à la volupté animale. Par dégoût des puritains, Hobbes réduisait la nature humaine à la partie animale. Ils étaient athées et brutaux en pratique : il était athée et brutal en spéculation. Ils avaient établi la mode de l’instinct et de l’égoïsme : il écrivait la philosophie de l’égoïsme et de l’instinct. Ils avaient effacé de leurs cœurs tous les sentimens fins et nobles : il effaçait du cœur tous les sentimens nobles et fins. Il érigeait leurs mœurs en théorie, donnait le manuel de leur conduite, et rédigeait d’avance les axiomes[1] qu’ils allaient traduire en actions. Selon lui comme selon eux, « le premier des biens est la conservation de la vie et des membres ; le plus grand des maux est la mort, surtout avec tourment. » Les autres biens et les autres maux ne sont que les moyens de ceux-là. Nul ne recherche ou souhaite que ce qui lui est agréable. « Nul ne donne qu’en vue d’un avantage personnel. — Pourquoi les amitiés sont-elles des biens ? « Parce qu’elles sont utiles, les amis servant à la défense et encore à d’autres choses. » — Pourquoi avons-nous pitié du malheur d’autrui ? « Parce que nous considérons qu’un malheur semblable pourrait nous arriver. » — Pourquoi est-il beau de pardonner à qui demande pardon ? « Parce que c’est là une marque de confiance en soi-même. » Voilà le fond du cœur humain. Regardez maintenant ce qu’entre ces mains flétrissantes deviennent les plus précieuses fleurs. « La musique, la peinture, la poésie, sont agréables comme imitations
- ↑ Ses principaux ouvrages ont été écrits entre 1646 et 1655.