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les avoir pour intermédiaires entre les foules assujetties et la poignée de conquérans qui vient leur dicter des lois. Quant au mécanisme administratif à l’usage de ceux-ci, la conclusion le plus généralement acceptée à l’heure présente est qu’il faut le simplifier autant que possible, en donnant l’autorité la plus absolue, la plus arbitraire, aux représentans supérieurs du gouvernement britannique, tout en les maintenant sous un contrôle sévère, et en laissant peser sur eux de tout son poids la responsabilité de leurs erreurs ou de leurs crimes. C’est ce qu’on appelle le système du Pendjab. Mais tous ces changemens, toutes ces réformes seront vainement essayés, si le niveau moral de la race conquérante ne s’élève pas à la hauteur de sa tâche. Depuis les soldats anglais que M. Russell nous montre crevant les barils d’or placés sous leur escorte[1] jusqu’aux officiers et employés supérieurs qui, de leur propre aveu, « ne resteraient pas vingt-quatre heures dans l’Inde sans les roupies qu’on y récolte, » nous ne rencontrons que des hommes poussés par un mobile unique, l’amour du gain. C’est là, nous le savons de reste, la grande préoccupation des temps actuels, c’est le grand ressort de l’activité des nations. Cependant, pour résoudre un problème comme celui que l’Inde pose à l’Angleterre, il faut d’autres pensées, des vues plus hautes, un désintéressement, une abnégation dont quelques-uns de ses plus grands hommes d’état et de guerre lui ont, en divers temps, donné le glorieux exemple. Une immense part lui a été faite dans la tutelle du monde. L’Angleterre s’en est montrée digne à certains égards, ce n’est pas nous qui le contesterons jamais. La Providence semble lui demander plus encore, et certes la révolte de 1857 est une injonction solennelle s’il en fut jamais. Le moment est donc venu de ceindre ses reins, non pas comme le mineur rapace qui va creuser son filon dans la roche obscure, mais comme le pasteur d’hommes qui mène dans la bonne voie son troupeau docile. Le rôle de cette île riche et puissante lui interdit le repos. Pour elle, ne pas grandir est déchoir ; s’arrêter, c’est ne plus vivre. Heureuse, après tout, la nation à qui Dieu dit : « Sois héroïque ou meurs ! » Il ne peut parler ainsi qu’à celles qu’il a mises au premier rang.


E.-D. FORGUES.

  1. Il ajoute, — et ceci est une honte pour l’Angleterre, — qu’on en était venu à ne plus faire voyager les caisses publiques autrement que sous la garde des soldats indigènes !