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militaire, réforme administrative de l’empire anglo-indien, les livres abondent[1]. Il faut les parcourir pour se faire une idée juste de l’incohérence qui règne dans les vues, les déductions, les raisonnemens de tous ces réformateurs. Tout vient, selon l’un, de ce qu’on a laissé « déshonorer le Christ. » Cela veut dire qu’il fallait abolir l’idolâtrie des Hindous et forcer les mahométans à ne plus haïr Jésus. Encore une fois, détruire trois cent trente-trois millions de dieux, — c’est le chiffre du panthéon hindou, — adorés par deux cent millions d’êtres humains, cela n’est point une œuvre légère. Hunooman, le singe à face noire[2], Indra, Doorga, Shiva, Yuma, Gunesha, Puvuna et Brahma, ainsi que les animaux qu’ils montent, éléphant, lion, taureau, buffle, rat, daim, chèvre, etc., ont autant d’adorateurs que les saints de notre calendrier, et, — il faut bien le dire, — des adorateurs plus convaincus, plus fervens, plus exacts à pratiquer leur culte. Presque tous ces dieux ont une biographie romanesque, qui terrifie et réjouit l’imagination des croyans. L’Évangile leur paraît bien pâle quand ils le comparent aux incarnations de Wishnou, lequel eut deux femmes légitimes et en séduisit une foule d’autres : Rhada, par exemple, sa maîtresse favorite, dont l’image figure sans cesse, dans les cortèges solennels, à côté de celle du dieu, tandis que les épouses légitimes y brillent par leur absence. Que de gaieté dans les querelles de Shiva et de sa femme Parvutee, jalouse et fière comme Junon, et qui reproche à son Jupiter de courtiser « des filles de basse caste ! » Indra, le roi du ciel, a violé la femme de son guide spirituel ; Yuma, le Pluton hindou, a frappé sa mère d’un coup de pied ; Doorga épouse deux fois son mari Shiva, sous un nom d’abord, puis sous un autre (Suttee et Parvutee) ; Kali (c’est encore Doorga), pour avoir bu le sang des géans vaincus par elle, a sur la poitrine un éternel ruisseau de sang. C’est Kali qu’invoquent de préférence les voleurs et les courtisanes, dévots et dévotes étranges, mais sincères, et qui ne manquent jamais de prier soit pour le succès d’une embuscade, soit pour la rencontre d’un riche amoureux.

Nous voilà un peu loin du christianisme ; serions-nous par hasard plus près de la grande charte et du régime constitutionnel ? Il est permis d’en douter, et d’admettre, au moins comme solution provisoire, celle qu’ont adoptée les maîtres de l’Inde, à savoir qu’il faut laisser subsister, comme instrument nécessaire, le pouvoir féodal des grands propriétaires terriens, les confirmer dans leurs privilèges,

  1. England and India, an Essay on the duties of Englishmen towards the Hindoos, by Baptist Wriothesley Noël ; 500 pages (London, Nisbet, 1859). — Topics for Indian Statesmen, by John Bruce Norton, barrister at law, Madras, 400 pages (London, Richardson brothers, 1858), etc.
  2. Fils de Puvuna et d’une guenon.