Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 27.djvu/186

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

combien de promesses violées, de combien de traités menteurs, de combien d’attaques imprévues, de corruptions largement payées se compose le pouvoir qu’il est appelé à maintenir. Aux yeux de l’Hindou, qu’est-il donc ? Pas même un homme, une créature étrange, — un orang-outang si l’on veut, très perfectionné, — qui sait se battre, envoyer des boules de feu qui tuent de très loin, faire marcher des voitures avec de l’eau chaude, obtenir à coups de bâton la rentrée de l’impôt, du reste sans aucune notion de la vie civilisée. Ne mange-t-il pas du porc ? n’immole-t-il pas à son appétit insatiable le bœuf lui-même, animal sacré ? Ne mêle-t-il pas à ses goinfreries l’abus des liqueurs qui rendent fou ? Puis, les joues animées, la langue épaisse, après avoir hurlé on ne sait quels discours sauvages terminés par des cris de chien [toasts et hurrahs), ne le voit-on pas aller rejoindre ; dans le salon voisin, des mems (madams) éhontées qui, le visage nu, les bras nus, les épaules nues, se laissent prendre à bras-le-corps et dansent comme des nautch-girls (bayadères) ? Le domestique qui se tient debout, grave et vêtu de blanc, derrière chaque, convive anglais à la table du deputy commissioner, ne pense et ne peut pas penser autre chose de ces burra-sahibs inexplicables, pour lesquels il a toutes les génuflexions qu’ils voudront, mais pas d’autre respect que celui dont le nègre entoure le commandeur qui le fouaille. Grave malentendu que des siècles ne détruiraient pas ! Et l’Angleterre a-t-elle des siècles à rester maîtresse de cette colonie lointaine, coûteuse, énorme ? Au fond du cœur, qu’en pensent ses hommes d’état ? N’en est-il pas qui, s’ils osaient dire toute leur pensée, avoueraient qu’ils subissent l’Inde comme une succession acceptée, dont les charges passent les bénéfices ? Mais comment donner cours à cette opinion quand l’abandon de l’Inde est reconnu impossible ?

« Puisqu’il en est ainsi, disent certains politiques, convertissons, moralisons notre conquête. » Convertir et moraliser cent cinquante millions d’hommes, petite difficulté ! Comment s’y prendre ? — Comme s’y prenaient les lieutenans de Mahomet : le crucifix ou le sabre. — À merveille ! Mais ce n’était pas le crucifix que l’on imposait en février 1857 aux cipayes de Berhampore : on leur demandait de porter à leurs lèvres un morceau de papier où pouvait se trouver l’arrière-trace de quelque substance réputée impure. De cette exigence, bien innocente à coup sûr, qu’est-il résulté ? Nous ne savons trop ce que valent, comme engin de guerre, les cartouches Enfield ; mais nous savons, en revanche, qu’elles coûtent présentement à l’Angleterre, qui liquide les frais de l’insurrection, plus d’un milliard de francs. À ce prix-là, que représente la conversion de l’Inde, chiffrée en livres sterling ?

Sur tous ces sujets, réforme religieuse, réforme morale, réforme