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À cette même journée de Bareilly, un incident caractéristique faillit priver l’armée anglaise de son général. Ce fut une charge de ces guerriers fanatiques qu’on appelle ghazies. Les ghazies sont liés par un serment religieux ; d’avance ils ont fait le sacrifice de leur vie quand ils marchent contre les infidèles. Ceux-ci, coiffés de turbans verts, ceints d’écharpes vertes, arrivèrent, le tulwar en main, la tête abritée sous le bouclier, ayant au doigt l’anneau d’argent sur lequel est gravée une sentence du Koran. Ils criaient : Deen ! deen ! et se livraient à des danses frénétiques. Leur charge inattendue fut si rapide que sir Colin Campbell eut à peine le temps de commander aux grenadiers de son escorte de recevoir ces gens à la baïonnette. Quelques soldats malheureusement perdirent la tête et firent feu. À la faveur du désordre, les ghazies pénétrèrent derrière les soldats du 62e jusqu’au groupe de l’état-major, et quelques officiers, arrachés de leurs chevaux, faillirent être mis en pièces. Des ghazies, un ou deux à peine échappèrent. Leur chef ou champion était arrivé, avec des cris de défi et à travers les balles, jusqu’à un mètre de la ligne formée par les soldats. L’un de ceux-ci fit un pas en avant, et, lui appuyant sa carabine entre les deux yeux, lui cassa la tête à bout portant.

Tout semblait fini quand le regard de sir Colin Campbell, errant sur cette scène de carnage, rencontra celui d’un ghazie étendu à terre et qui faisait le mort, mais dont la main serrait étroitement le manche de son sabre : « Un coup de baïonnette à cet homme-là ! » dit froidement le général. Un grenadier exécute l’ordre : la pointe de son arme s’engage sans pouvoir le percer dans l’épais tissu de coton maillé qui protégeait la poitrine du ghazie, et celui-ci se relève par un élan de bête fauve ; mais un Sikh qui se trouvait là par hasard, d’un revers de son sabre bien affilé, fait rouler aux pieds de sir Colin la tête de son féroce ennemi.

La chance avait définitivement tourné contre M. Russell, déjà malade et blessé deux fois. Après une dizaine de jours passés à Bareilly, — que les rebelles avaient évacué, — il rebroussa chemin avec l’état-major, et, non sans dangers nouveaux, non sans fatigues nouvelles, se retrouva le 24 mai à Futtehghur. De là seulement il put se mettre en route pour Simla, où les médecins l’envoyaient respirer l’air vivifiant des montagnes. Ce fut à cette occasion qu’il vint à Delhi et fut admis à contempler dans sa misérable déchéance le vieillard à peu près idiot en qui se sera éteinte la dynastie mogole. Il en partit le 10 juin, et trois jours après il était au bord de cette fraîche zone qui enveloppe au nord les plaines brûlantes de l’Hindoustan. Son séjour à Simla, interrompu par deux excursions dont le récit offre de curieux détails, dura jusqu’au 6 octobre. À cette époque, lord Clyde (sir Colin Campbell) préparait une nouvelle expédition