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en ce fertile pays. Ce bouquet de bois, si attrayant de loin, n’est en somme qu’un groupe de bambous et d’autres arbustes donnant peu d’ombrage. Nous nous y installons cependant, et nos porteurs se dispersent dans les bambous pour y bavarder et y dormir tout à leur aise.

« De l’armée, plus de vestige ; elle a disparu comme si un gouffre se fût ouvert sous elle. Nos troupes sont dans les ravins en avant de nous, et peut-être aussi dans la plaine à droite, dont la chaussée nous isole ; derrière nous, assez loin, l’arrière-garde et les bagages. Ça et là des nuages de poussière indiquent la marche d’un corps de cavalerie. Grâce à nos moissonneurs, le paysage a l’aspect paisible de ceux d’Angleterre au temps des récoltes ; mais le soleil nous avertit que nous ne sommes point dans le comté de Kent.

« Toutes mes plaies piquent ferme. J’ai, l’un après l’autre, dépouillé tous mes vêtemens, sauf ma chemise, et je demeure haletant au fond de mon doolie. Une demi-heure se passe ainsi dans une espèce de rêverie nuageuse et troublée. J’ai cessé de m’étonner de toutes ces lenteurs inexplicables. Un bruit de mousqueterie me réveille. Je regarde, penché à ma portière, et je vois une longue ligne de highlanders en avant de nous, qui, paisiblement, fermes à leur poste, les yeux fixés au loin, tiraillent isolément… sur quoi, je ne puis le deviner ; on entrevoit cependant quelques troupes indigènes défilant en avant d’eux dans le lointain. Le feu, soudainement ouvert, s’éteint tout à coup. — Qu’y a-t-il donc ? demandai-je à Baird. — Ah ! je n’en ai pas la moindre idée… on tire… voilà tout… Quelle damnée chaleur !… Je me sens mourir… Suit une longue pause. Je regarde une ou deux fois vers la route, cherchant des yeux quelques symptômes de marche en avant ; puis le sommeil me gagne… Quels rêves je fis, je ne m’en souviens guère ; mais le réveil… oh ! je me le rappelle bien…

« Une clameur, des cris étourdissans à mon oreille ; mon doolie brusquement soulevé retombe à terre : Sowar ! sowar ! criaient mes porteurs. Je les vois gagner pays tout effarés. Les camp-followers en grand désordre galopent tous vers la route ; hommes, animaux battent le sol de leurs pieds tumultueux ; les éléphans poussent des cris aigus, les chameaux, le cou tendu, allongent leur trot irrégulier. Chevaux, ânes, femmes, enfans, une véritable marée déferle, blanche et rapide, vers la chaussée en relief : bref, une panique monstre ; puis, ciel miséricordieux ! à quelques centaines de mètres, un grand flot de blancs sowars, le sabre haut et brillant au soleil ! L’air ébranlé s’emplit de leurs cris et de leur galop sonore ; sur leur passage, les camp-followers tombent la tête fendue, les bras sanglans, et l’aile gauche de cette cavalerie enragée arrive en droite ligne vers le bouquet d’arbres qui nous abrite !…

« Un clin d’œil suffit pour embrasser un tableau que la langue ou la plume serait une bonne heure à rendre incomplètement.

« En ce moment, mon fidèle sycee, — la sueur perlant sur sa face noire, — accourait vers la litière, et tirait après lui mon cheval, qui se défendait et se cabrait ; le brave homme poussait des gémissemens à fendre l’âme. À peine pouvais-je me mouvoir dans le doolie. Je ne sais donc comment je m’y pris, mais enfin je trouvai moyen, aidé par le pauvre Ramdeen, de me mettre en selle. Je crus enfourcher une plaque de fer rougi. La peau de ma cuisse,