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poches gonflées de toute espèce d’objets de prix. Le pillage s’organise alors sous nos yeux. La première porte attaquée résiste à toute sorte d’efforts, jusqu’au moment où on fusille la serrure à bout portant. Nos hommes se précipitent, on entend un cri de joie : ils reviennent, rapportant à brassées des coffrets de fer, des écrins, des caisses. Ce sont des joyaux, des armes incrustées, des parures. Un de ces gaillards, qui vient de faire sauter une charnière qu’on eût crue en plomb, — mais elle était en bel et bon argent, — tire de la boîte qu’elle fermait un bracelet d’émeraudes, diamans et perles, le tout de dimensions si extraordinaires, que je ne pouvais le prendre au sérieux. Ce devait être, pensai-je, quelque fragment de lustre à girandoles en pierres fausses. — Qu’en donne votre honneur ? me dit-il. Je le lâche pour cent roupies, vaille que vaille. — Malheur ! trois fois malheur ! je n’avais pas un penny dans mes poches, Stewart pas davantage, ni les autres officiers présens. C’est l’usage de l’Inde : le valet de chambre est chargé de la caisse. Le mien veillait avec un soin tout particulier sur mes poches, où il ne laissait jamais résider ni mohur d’or ni roupie d’argent. — Voyons, dis-je à mon brocanteur, vous aurez vos cent roupies ; mais je dois vous prévenir que si les pierres que voilà ne sont pas fausses, le bracelet vaut bien davantage. — Soit, soit,… et tant mieux pour votre honneur… Vraies ou fausses, je les lui laisse pour cent roupies… Prenez, voici. — Alors vous viendrez toucher ce soir à l’état-major,… ou bien donnez-moi votre nom et le numéro de votre compagnie ; je vous ferai passer cet argent. — Ah ! mais votre honneur plaisante… Est-ce que je sais où je serai ce soir ?… Peut-être à tous les diables, avec une bonne balle dans le coffre… Tenez, je me contenterai de deux mohurs[1] payés comptant, plus une bouteille de rhum fournie sur place… Ce n’est pas un jour, vous comprenez, à faire crédit. — L’axiome était incontestable, et toute discussion d’ailleurs tout à fait superflue. Le bijoutier improvisé remit dans leur écrin ces magnifiques émeraudes, dont le souvenir m’éblouit encore,… et ma fortune, du coup, se trouva manquée[2].

« En nous quittant, au reste, — comme s’il avait eu quelques remords de sa rigueur commerciale, — cet homme prit dans l’écrin deux colifichets qu’il nous offrit à titre de bon souvenir et à charge de revanche. Celui qui m’échut ainsi était un anneau de nez, orné de perles et de petits rubis. Stewart, plus heureux, fut gratifié d’un papillon, formant broche, dont les ailes étaient d’opale et de diamant.

« Mais ceci n’était qu’un épisode. Pendant que nous débattions notre marché, le pillage prenait des proportions fantastiques. Les soldats entassaient dans la cour des vêtemens brodés, de la vaisselle plate, des manteaux de brocart, des bannières, des tambours, des châles, des écharpes, des instrumens de musique, des miroirs, des tableaux, des livres, des fioles de médecines, des lances, des boucliers, que sais-je encore ? Un catalogue complet tiendrait vingt pages. Ivres de pillage, — jamais je n’ai mieux compris la valeur de ce mot, que j’avais entendu plus d’une fois, — ils brisaient les armes, pour ne garder que l’or et les pierreries des montures, et brûlaient les tissus

  1. Le mohur vaut 32 shillings, soit 40 francs.
  2. M. Russell a ouï dire que les pierres de ce bracelet, arrivées dans les mains d’un officier, ont été revendues par lui à un joaillier 7,500 livres sterling (187,500 francs).