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le bruit des glaces qu’on brise, parfois un jet de fumée à travers les treillis des jalousies, disent assez ce qui s’y passe. Parmi les orangers, dans les allées qu’ils abritent, gisent des cipayes morts ou mourans, et les blanches statues sont parfois teintes d’un rouge suspect. Un de nos soldats, adossé contre une Vénus de marbre, au sourire impassible, aspire péniblement l’air qui manque à ses poumons, et chaque aspiration lui coûte un flot de sang. Une balle lui a traversé le cou. Des officiers vont de çà, de là, courant après leurs soldats : promesses, menaces, rien n’y fait. La discipline n’existe plus. Par les portes enfoncées débouchent les pillards, chargés de butin, enivrés par la colère, altérés d’or. Châles, riches tapis, brocarts d’or et d’argent, écrins de pierreries, armes incrustées, vêtemens splendides, ils plient sous le faix. Quelques-uns, chargés de porcelaines ou de glaces magnifiques, les brisent de dépit sur la dalle, et retournent chercher un butin de meilleur aloi. D’autres s’occupent à détacher, des poignées d’épées, des canons de pistolets, des pommeaux de selles, des tuyaux de pipes, les pierreries qui les ornaient. Ceux- ci se traînent sous d’épais et lourds tissus, où, dans une trame de métal précieux, s’incrustent des arabesques de perles. Ceux-là, prenant tout ce qui se trouve sous leurs mains, arrivent chargés de vases en bronze ou en jade, de tableaux, de monstrueuses terres cuites.

« Sous les voûtes qu’on traverse pour passer d’une cour à l’autre, — toutes offrant à peu près le même spectacle, — une épouvantable odeur de grillé vous saisit parfois à la gorge. C’est quelque cipaye tué à bout portant, dont les vêtemens de cotonnade ont pris feu, et qui se consume lentement sous la flamme que son cadavre alimente.

« Nous voici dans un véritable cul-de-sac, une cour étroite, dont un côté est occupé par des hangars ouverts. Là sont entreposés toute sorte de voitures, calèches, coupés, broughams, — et des palanquins garnis de velours à franges d’or, — bref, un vrai magasin de carrosserie. De l’autre côté sont des entrepôts surmontés d’un étage de chambres, le tout bien clos et barricadé ; dans un recès passablement ombragé, une fontaine construite en pierre ; tout auprès, une porte donnant accès dans l’un des entrepôts dont il vient d’être question. Cette porte, enfoncée par quelques maraudeurs, est demeurée ouverte. Nous entrons : une montagne de caisses, pleines, à déborder, de porcelaines bien emballées et de vases énormes, de coupes, de gobelets, tous du plus beau jade. Quelques-unes ne renferment que des bouts de pipes, des cuillers, des tasses, des soucoupes, également en jade, et par conséquent d’un assez haut prix. Il y avait là, en fait de bric-à-brac et de curiosités, au moins une charge de chameau. Nous choisîmes, Stewart et moi, ainsi que deux ou trois autres officiers qui s’étaient joints à nous, quelques objets à notre convenance que nous mîmes de côté autour de la fontaine. Bien nous en prit, car tout aussitôt, dans l’hémicycle lumineux qui de l’arceau de la porte venait s’inscrire sur le pavé de la cour, l’ombre d’un homme s’allonge : une baïonnette se montre d’abord, évidemment à la hauteur de l’œil, puis l’extrémité d’une carabine Enfield, puis, ne se hasardant qu’à bon escient, la tête d’un soldat anglais. — Qui vive ?… amis ?… c’est entendu… Arrivez, vous autres !… — Et trois ou quatre bandits, appartenant à un régiment de sa majesté la reine, entrent en scène au pas de charge : faces noires de poudre, buffleteries rouges de sang,