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l’ennemi : des barricades dans toutes les rues, la plupart armées de canons, partout des fenêtres crénelées, partout des meurtrières pratiquées dans les murs, et derrière tous ces abris près de soixante mille cipayes, appuyés par environ soixante-dix mille nujeebs ou soldats volontaires, simples paysans armés il est vrai, mais qui se battaient plus énergiquement et avec plus d’enthousiasme que les anciens soldats de la compagnie.

Le lendemain, rien ne faisait prévoir de graves événemens. L’affaire importante de la journée était un durbar (assemblée solennelle) préparé en l’honneur de Jung-Bahadour, qui arrivait enfin, ouvrier de la dernière heure. Les troupes du maharajah, établies sur la gauche de l’armée anglaise, menaçaient l’angle sud-ouest de Lucknow, le pont du Charbagh et cette partie de la ville qui s’étend au-dessous du Bank’s Bungalow. Son altesse en personne s’était annoncée et avait fait demander, par l’entremise du colonel Mac-Gregor, un « salut royal. » Obligé de l’accorder, sir Colin se plaignait de l’extrême condescendance qu’on témoignait ainsi au souverain du Népaul. « Un officier d’artillerie, disait-il, proposer une telle dérogation à tous les usages !… Ne pouvait-il dire à ce Jung-Bahadour que pendant les sièges les salves de cérémonie sont interdites ?… »

La réception devait avoir lieu à quatre heures. Tous les officiers disponibles, en grande tenue, entouraient le général en chef, lui-même en grand uniforme. D’épais tapis couvraient le sol de la tente devant laquelle l’Union-Jack flottait déployé. Deux escadrons et deux canons étaient allés chercher l’altesse népaulaise, qui se faisait attendre. Vers quatre heures et demie, le bruit des canons qui grondaient sans relâche depuis le matin cessa tout à coup. L’écho n’apportait plus sous la tente que le crépitement sec de la mousqueterie. À ces signes certains, on pouvait reconnaître l’assaut du Begum’s Kothie. Décidément Jung-Bahadour prenait mal son temps, et les braves militaires condamnés à l’attendre rongeaient leur frein avec une impatience toujours croissante. Sir Colin lui-même avait l’air d’un chasseur qui prête l’oreille aux aboiemens significatifs de la meute lointaine.


« Justement alors, dit M. Russell, une certaine agitation dans la foule des camp-followers, et les « garde à vous[1] ! » lancés aux soldats qui formaient la haie nous avertirent que le maharajah se décidait enfin à paraître. Bien lui en prit. Un quart d’heure plus tard, il risquait fort de trouver la tente vide. Son altesse arrivait, se prélassant, à pas comptés et majestueux, accompagnée de ses frères et du capitaine Metcalfe, chargé du rôle d’introducteur et d’interprète. Un état-major ghoorka suivait à distance. Nos yeux étaient fixés sur le prince, mais au fond nous étions tout oreilles et ne pensions qu’à l’assaut.

  1. Stand to your arms !…