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ou par une autre, qu’on n’a jamais bien éclaircie, un de ces malheureux fut tiré par les jambes hors de ces décombres ; on le traîna sur le sable jusqu’à un endroit commode pour l’opération qui se préparait, et là, quelques-uns de ses bourreaux le tenant, d’autres lui lardaient la figure et tout le corps à coups de baïonnette, pendant que d’autres encore rassemblaient à grand-peine quelques fragmens de charpente dont ils formèrent une espèce de petit bûcher. Quand tout fut prêt, cet homme fut brûlé vif !…

« Plus d’un Anglais assistait à cette scène atroce, plus d’un officier en fut témoin ; pas un n’intervint. Un incident imprévu vint encore aggraver cette cruauté vraiment infernale. Ce fut la tentative que fit le malheureux, à moitié brûlé, pour se soustraire à la torture qu’on lui infligeait ainsi. Par un soudain effort, il bondit hors du brasier, et traînant après lui des lambeaux de chair fumans, il put encore fuir à quelques pas de là ; mais on le saisit de nouveau, de nouveau il fut couché sur son lit de flammes, où on le maintint à la pointe des baïonnettes jusqu’à ce que la mort fût venue l’y clouer. — Je n’oublierai jamais, me disait l’ami qui me racontait cette horrible scène, je n’oublierai jamais les hurlemens de cet homme, et la hideuse image de son supplice m’accompagnera jusqu’à ma dernière heure. — Et vous n’avez pas essayé d’intervenir ? — Je n’ai pas osé. Les Sikhs étaient enragés. Ils vengeaient la mort d’Anderson, et nos hommes, au lieu de les retenir, les encourageaient. Impossible de rien faire. »


Après la prise du Chuckerwallah-Kothie, le Badshahbagh ne fit pas très longue résistance. Dès le 9 au soir, maître de cette position importante, le général Outram put y établir trois batteries dont les feux convergens tombaient sur le Kaiserbagh, position centrale et dernier refuge de l’ennemi. Dans la soirée de ce jour, M. Russell alla rendre visite à William Peel, blessé grièvement, et qui, nonobstant des pronostics d’abord favorables, devait peu après mourir de sa blessure, aggravée par un accès de petite vérole. En le quittant, il s’assit à la même table que le major Hodson, officier encore plein de vie, d’ardeur, d’espérances guerrières ; Hodson, quarante-huit heures plus tard, allait être mortellement frappé[1]. Que de braves, que d’éminens soldats cette guerre d’esclaves aura coûtés à l’Angleterre ! Ils ne figurent pas au bilan de ses pertes tel que le donnent les statisticiens de la trésorerie.

La journée du 10 mars fut consacrée tout entière à s’établir dans les positions enlevées le 9, et à bombarder impitoyablement les points fortifiés où l’ennemi tenait encore. Sir Colin prodiguait les boulets pour économiser les hommes. Ses troupes, bien abritées dans les maisons et jardins clos compris entre le Vieux-Canal et le Begum’s Kothie, perçaient l’une après l’autre les murailles qui les séparaient de ce palais, transformé en forteresse. Les Anglais se dérobaient, en se frayant ainsi une espèce de chemin couvert, aux dangers d’un combat de rues qu’auraient rendu formidable les préparatifs de

  1. Voyez, sur ce brillant militaire, la Revue du 1er mai 1859.