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rivière, terrains impraticables pour la cavalerie qui les poursuit. Une minute plus tard débouche une batterie d’artilleurs à cheval affamés de carnage. On détache les pièces, on les place. De ces points noirs jaillit un éclair, et dans le rayon que la mitraille a parcouru on voit la poussière monter plus épaisse… C’est en vain cependant que nos boulets cherchent la masse compacte des fuyards ; ils sont déjà trop loin pour être vus, pour être atteints, tant le bruit de nos canons et la charge impétueuse de nos cavaliers ont accéléré leur retraite ! Outram est maître du terrain et va poser son camp à l’issue même des bois qu’on prétendait lui disputer. »


Le lendemain (7 mars), les cipayes, qui, pendant la nuit, avaient incendié les hautes herbes des ravins, afin de mieux juger la position de ce nouveau camp, firent mine d’attaquer ses piquets et postes avancés : vain et ridicule effort après l’éclatant échec de la veille ! Outram était désormais inébranlable. Aussi lui fit-on passer immédiatement vingt-deux canons de 16, avec leurs attelages d’éléphans et tout le matériel que comportait l’active coopération qu’on espérait de cette grosse artillerie. Les assiégés cependant, convaincus que le dimanche, à certaine heure, l’armée chrétienne devait être absorbée en ses dévotions, voulurent essayer une surprise ; mais, bien qu’ils s’y reprissent à deux fois, ils purent s’apercevoir que l’office divin laissait beaucoup de bras disponibles, et que les soins du culte ne sont pas incompatibles avec la plus stricte observance des précautions militaires. Leur double tentative échoua misérablement. Trente-six heures se passèrent alors en préparatifs pour la journée décisive qui allait suivre. On brûlait force poudre de part et d’autre sans grands résultats, et de son observatoire élevé le correspondant du Times admirait le sang-froid de certains habitans de Lucknow qui, se livrant au passe-temps chéri des Hindous, lançaient leurs cerfs-volans dans l’azur par-delà les minarets dorés du Kaiserbagh. « Ces braves gens (se disait-il, moralisant toujours à sa manière), si nous tombions dans leurs mains, nous dépèceraient, nous Centreraient avec la même sérénité qu’ils mettent à ces jeux puérils. C’est leur nature, c’est celle de tous les Orientaux, participant à la fois du singe et du tigre. Et nous autres d’ailleurs, n’avons-nous pas traité les Juifs autrefois comme les Hindous et les mahométans traitent aujourd’hui les chrétiens ? Nos croisés de Palestine, ou du moins leurs farouches soldats, ne faisaient guère quartier, que je sache, à l’infidèle que leur livrait une victoire ; mais que dis-je ? nous-mêmes, nous accordons rarement la vie à nos ennemis. Et nos auxiliaires, ces farouches Pendjabees, renchériraient, s’ils l’osaient, sur les cruautés que nous reprochons aux Poorbeahs… »