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avait pour base l’ignorance et la lâcheté des innombrables soldats entassés dans Lucknow, et ce calcul devait se trouver juste.

Pendant que sir Colin entrait dans ces intéressans détails, la colonne détachée que commandait sir James Outram défilait sur le pont-radeau sans que l’ennemi fît mine de mettre obstacle à son passage, qui dura plus de quatre heures ; elle emmenait trente canons, deux bataillons de rifles, deux régimens anglais, un régiment de fusiliers du Bengale, un régiment d’infanterie du Pendjab, un régiment de dragons, un de lanciers, trois régimens de cavaliers du Pendjab, sans parler de la multitude d’indigènes attachés à ces divers corps. Ceux-ci défilaient encore la nuit venue, et alors que la colonne elle-même avait disparu à l’horizon, derrière les bois qui en forment la limite.

Braquant sa lunette sur la plaine qu’allait bientôt avoir à franchir la division de sir James Outram, M. Russell voyait ce vaste espace littéralement couvert de petits groupes armés, sortis de Lucknow par les deux ponts, et qui se répandaient en désordre le long de la route de Fyzabad, dans les champs, derrière les arbres, dans les chaumières éparses, chacun s’embusquant à sa guise. Çà et là, dans cette foule éparpillée, se traînait un canon tiré par des bœufs ; çà et là, dans son palanquin doré ou sur quelque éléphant, à l’ombre d’un immense parasol, se prélassait quelque chef, quelque haut fonctionnaire, allant en guerre avec toute la pompe, toutes les aises imaginables. Cavaliers et fantassins pêle-mêle marchaient ainsi au-devant des Feringhees. Alléchés par les promesses d’un pareil spectacle, les officiers de l’état-major se pressaient sur les terrasses de la Dilkoosha ; leurs yeux sondaient la profondeur des bois et guettaient le moment où la tête de la colonne anglaise se montrerait enfin aux rebelles.


« Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?… La ville cesse de vomir ses essaims de soldats, la poussière s’épaissit dans la plaine et semble se rapprocher de nous. À travers le tapage que font nos canons en batterie presque sous nos pieds, il me semble que j’entends comme un bruit lointain d’artillerie… Tenez, tenez !… les bois fourmillent de blancs soldats, qui cette fois rebroussent chemin vers Lucknow…Voyez plutôt ce torrent de cavalerie qui se précipite vers le pont du Kokraul ! . Que de poussière ! quelle course effrénée ! Outram est donc sur leurs talons ?… L’instant d’après, dans un désordre impardonnable, apparaît un escadron de nos bays, reconnaissables seulement à leurs vestes rouges, et courant le sabre haut sur les fugitifs, qui çà et là se retournent pour faire feu. La masse se jette dans ces terrains bouleversés, coupés de fossés, qui s’étendent entre le Kokraul et la