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annoncent que la masse énorme se met en mouvement. Les bazars volans sont en route. Peu à peu le tumulte s’accroît d’une rumeur inexplicable, grognemens d’abord faibles et plaintifs, qui deviennent de plus en plus rudes et prennent l’accent de la fureur : ce sont les chameaux, éveillés plus tôt qu’ils ne voudraient, et qui protestent à leur manière contre les mauvais procédés passés et futurs dont ils ont gardé mémoire, dont ils prévoient le retour. Au moment où le dood-wallah (le cornac) tire la corde fixée au morceau, de bois fiché dans la cloison cartilagineuse qui sépare ses naseaux, le pauvre animal ouvre son immense bouche garnie de dents noirâtres qui se projettent, comme des chevaux de frise, en avant de ses lèvres retroussées, et du fond de ce merveilleux appareil hydraulique qui absorbe et retient si bien la rare boisson fournie par les puits du désert, partent des clameurs, des rugissemens à étourdir même une oreille habituée au canon. Tout en criant, il obéit pourtant aux secousses réitérées de sa longe ; il replie sous lui ses longues jambes et s’agenouille. Une corde qu’on passe autour de son cou et sous ses genoux l’empêche de se relever à l’improviste. Pendant qu’on empile sur son dos le fardeau qui l’effraie, il crie de plus belle, et crie encore longtemps après qu’il s’est relevé, mis en marche, et qu’il suit, attaché par le nez à la queue du chameau qui le précède, l’interminable file,dont ils font tous deux partie. Il s’en exhale d’abominables odeurs auxquelles ne s’habituent guère certains chevaux, volontiers rétifs quand on veut les faire marcher côte à côte de ces exotiques compagnons.

L’une après l’autre, les tentes tombent ; roulées autour de leurs piquets, elles vont prendre place sur le dos des chameaux. Les officiers qu’elles abritaient, restaurés par une tasse de thé, le cigare aux lèvres, cheminent déjà sur les flancs du long cortège. La route est large, mais le flot humain la déborde des deux côtés, et se fait, aux dépens des champs qu’elle traverse, deux autres chemins supplémentaires. Une poussière blanche, soulevée de tous côtés par les roues des chars et des caissons d’artillerie, emplit l’air de molécules calcaires ; elle forme une espèce de rideau très favorable aux petites excursions que les fourrageurs se permettent à droite et à gauche vers les villages en vue, d’où ils rapportent des fagots de bois sec pour le feu du soir, avec des feuilles vertes qui défraieront au souper l’appétit des doods et des hathees (les chameaux et les éléphans).

Après plusieurs heures de marche, on aperçoit, planant au-dessus des nuages de poussière, une multitude de milans et de vautours. Ces avides oiseaux sont d’un heureux présage ; au-dessous d’eux est le camp. En effet voici dans la plaine les tentes déjà dressées. L’étendard national, l’Union-Jack, planté devant celle du