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III.

Ce qu’on vient de lire sur la condition physique des hautes montagnes indique dans les régions élevées du globe une prédominance de plus en plus marquée des phénomènes atmosphériques sur les phénomènes purement terrestres. La présence des masses montagneuses modifie encore sensiblement la marche des choses ; mais l’influence du mouvement apparent du soleil, du rayonnement de la chaleur dans l’espace, est de moins en moins contrariée par les causes locales ; une sorte d’équilibre tend à s’établir, et pour apprécier l’ensemble des phénomènes, il n’est plus nécessaire de tenir compte d’un aussi grand nombre d’accidens. La vie s’éteint de plus en plus ; chaque étage nouveau accuse un plus grand appauvrissement de la faune et de la flore. L’absence d’oppositions dans l’état atmosphérique, la tendance vers la saturation qu’offre l’atmosphère ne donnent plus aux tissus organiques le ressort qui leur est nécessaire. Le sol manque aux végétaux, les végétaux manquent aux animaux ; le froid fait souffrir les uns et les autres. Des vents violens enveloppent et renversent celui qui se hasarde à gravir les plus hautes cimes ; une couche de glace de plus en plus épaisse s’étend sous ses pas ; le voyageur y marche en trébuchant ou s’y enfonce.

Tout montre donc que les destinées de notre espèce appartiennent à de moindres altitudes. C’est dans les contrées chaudes et basses, aux bords de l’Euphrate, du Nil, de l’Indus, du Gange et du Hoang-Ho que la civilisation s’est développée aux plus anciennes époques. La tradition représente le premier séjour de l’homme non comme un nid d’aigle d’où la société est descendue pour aller butiner et plus tard s’établir dans la plaine, mais comme un fertile jardin arrosé par quatre fleuves, et les fleuves n’appartiennent pas à la région des montagnes. Ces régions ont au contraire été longtemps pour l’homme un séjour d’horreur et d’effroi ; les Grecs en faisaient la demeure de Borée et d’Aquilon, une sorte de lieu d’exil et de punition ; au dire des poètes, c’était au sommet du Caucase que le genre humain coupable, personnifié dans Prométhée, avait été enchaîné par la colère de Jupiter. Ce n’est qu’à une époque fort moderne qu’on s’est familiarisé avec les hautes montagnes, que l’on a été saisi pour elles d’amour et d’admiration. Les Romains étaient restés insensibles aux beautés naturelles de l’Helvétie ; ils ne voyaient dans cette partie des Gaules que d’horribles saltus, que le triste repaire d’un peuple déshérité par le destin. Il n’y a pas deux siècles qu’on visite la Suisse par plaisir et par enthousiasme pour l’effet pittoresque de ses monta-