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de sa nature, et qui ne veut pas se laisser pénétrer. Par où convient-il d’entamer sa résistance ? J’ai déjà dit que, si on en croyait les publicistes ordinaires de la colonie, soi-disant docteurs en droit musulman, ce serait la chose du monde la plus simple, et la besogne serait vite achevée. Il suffirait de proclamer qu’aux termes de la loi de Mahomet le souverain politique est seul propriétaire du sol entier, et que tous ses possesseurs actuels n’ont jamais été que des usufruitiers dont le droit de jouissance est révocable au bon plaisir du suzerain. Puis, en vertu de ce pouvoir discrétionnaire, toutes les tribus seraient sommées de faire place et de rendre gorge, et devraient s’estimer trop heureuses de recevoir de notre générosité la permission de s’établir quelque part dans les limites et sous les conditions qui nous conviendraient. Ainsi par un coup de théâtre le terrain se trouverait évacué, nous en réunirions les meilleures parties au domaine public en attendant les acquéreurs d’Europe, et si nous consentions à laisser aux Arabes les plus ingrates, ce serait à titre de libéralité et à la condition qu’ils aviseraient à se transformer du soir au lendemain en laboureurs à la mode française. La possibilité, la légitimité d’un tel changement à vue sont admises comme des axiomes et prêchées avec une autorité qu’on est mal venu à contester, et si la pratique tarde tant à venir justifier en ce point la théorie, c’est, dit-on, qu’ayant le droit et la force, l’autorité ne veut, par incurie ou par égoïsme, faire usage ni de l’un ni de l’autre.

Je déclare très franchement que, n’ayant pas étudié les lois musulmanes, je suis hors d’état de combattre ce plan séduisant sur le terrain des textes et du droit positif. À vue de pays même, à regarder le parti qu’ont su tirer les enfans de Mahomet de tant de contrées aimées du ciel que la colère divine laissa tomber entre leurs mains, il n’est point d’absurdité économique et d’iniquité despotique que je ne sois disposé à prêter de confiance à leur premier législateur. Je suis même tout prêt à croire que ses successeurs à tous les degrés, commandeurs des croyans, sultans, beys, deys, pachas, émirs, ont développé le droit primitif par une jurisprudence pratique tout à fait conforme à ses principes ; mais je suis moins convaincu que les Français aient été en Afrique pour s’y comporter comme des Turcs, et j’avoue que l’idée de déclarer à des êtres humains que la terre qu’ils foulent et qui les nourrit, où ils nous ont devancés de dix siècles et où reposent les os de leurs pères, ne leur appartient que par notre grâce, et encore à la condition de changer à notre gré toutes les habitudes de leur vie, renverse toutes les notions de justice que j’ai puisées à la double école de l’Évangile et du code, et je n’ai pas encore acquis assez de confiance dans les casuistes du Coran pour tranquilliser sur leur parole les scrupules de ma conscience.