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saurons comprendre les nôtres, et c’est pour n’avoir jamais assez compris la lenteur des choses, surtout le besoin de préparation et de maturité, que nous avons donné tête baissée dans tant d’utopies, fait tant de faux pas, de chutes désastreuses et ridicules : vieux enfans qui ne savons pas apprécier les distances, et qui, poussés sur la mer des âges, à chaque idée décevante qui flotte à nos yeux parmi les brumes de l’avenir, à chaque horizon nouveau qui semble émerger devant nous, croyons toujours le tenir et tendons la main pour le prendre, au risque de plonger dans l’abîme.

Mais à part cette considération, il en est une autre qui suffit à elle seule : c’est celle de la vérité en elle-même. Quiconque a cherché, même autour de lui, la vérité sur les hommes et sur les choses contemporaines, quiconque a observé les révolutions, les partis, l’influence des situations, l’inextricable complexité des causes, l’infinie variété des motifs, et s’est surpris soi-même dans de faux points de vue et dans des perspectives trompeuses, a dû apprendre combien est rare la certitude sur la valeur des actes et sur la moralité des intentions. À plus forte raison sentira-t-il la nécessité d’écarter toute suggestion des préjugés, tout esprit personnel, et de s’élever à la sérénité suprême de la pure intelligence, s’il s’agit d’hommes et d’événemens ensevelis depuis longtemps dans le lointain obscur du passé. Il y a sans doute une région de l’histoire où l’on peut, avec de sages précautions, s’avancer sans crainte, et arriver à des résultats plus ou moins certains et complets ; cette région, plus particulièrement cultivée de nos jours, est celle où l’on décrit les événemens généraux, tels que les grandes conquêtes et les luttes de races, l’origine, les accroissemens et le déclin ou la transformation des institutions civiles, politiques, religieuses ; les progrès de la richesse, des sciences, des lettres : toutes choses palpables et qui durent, qui ne changent que lentement, qui couvrent de vastes étendues de pays, se manifestent par une multitude de faits particuliers, et par conséquent sont facilement attestées par des documens nombreux, indubitables, se confirmant d’un siècle à l’autre ; c’est ce qui constitue la vie collective, presque inconsciente du genre humain, où il n’y a ni à condamner ni à absoudre, mais seulement à observer et à décrire. Là, au moins pour quelques époques de l’histoire, il peut y avoir pleine lumière et certitude, et s’il s’y présente des obscurités ou des lacunes, on peut encore essayer d’y suppléer par des conjectures, par des analogies, lesquelles, se fondant sur des lois connues de l’esprit humain, sont elles-mêmes d’utiles exercices de la pensée.

Dès qu’on sort au contraire de cet ordre de choses générales et permanentes pour entrer dans l’histoire proprement dite, dans le mouvement détaillé, dramatique, volontaire des actions humaines, où l’individu, la caste, le groupe, la foule, paraissent en scène avec leurs passions, leurs erreurs, leurs tendances alternatives au bien ou au mal, et que de ces actes libres il sort une moralité, une responsabilité, un jugement de la conscience, alors il n’en est plus de même. La certitude diminue de beaucoup, et il doit être