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échafaudée pendant les trois siècles précédens ? Peut-être, au moment où les états-généraux allaient tout faire avec bien plus de force, de constance et de sûreté, les rois les ont-ils méchamment entravés dans leurs travaux et repoussés dans leurs sages innovations ? C’est pour le prouver que M. Perrens a écrit son livre. Sans entreprendre un difficile travail de contrôle sur les détails, il nous suffira du livre même pour arriver à une conclusion bien différente. Au premier coup d’œil, il est aisé de se convaincre que, sous le roi Jean, une pareille transformation politique était impossible, ou ne pouvait amener que des désastres, des réactions et des excès de pouvoir. La guerre étrangère et les intrigues d’un prétendant habile et perfide n’étaient pas les seules causes de perturbation qu’il fallût craindre : c’était pourtant déjà beaucoup, c’était assez pour que toute révolution fût inopportune, assez pour que le pouvoir dût être fortifié, bien loin d’être livré à une assemblée sans expérience et à des députations désunies ; mais il y avait comme obstacles, outre ces circonstances accidentelles du jour, toutes les circonstances permanentes du siècle, l’ignorance, l’étroitesse, les défiances de l’esprit municipal dépaysé au milieu d’affaires d’une grandeur disproportionnée à tout ce qu’il avait vu jusqu’alors. Sans doute ces provinciaux avaient, dans les limites de leur compétence, d’excellentes idées pratiques ; leurs administrations locales étaient, en détail, très supérieures à l’administration de l’état* C’est avec toute raison qu’Augustin Thierry, rapportant à cette époque un progrès remarquable dans l’éducation politique des Français, a observé que « deux siècles écoulés depuis la renaissance des libertés municipales avaient appris aux riches bourgeois à connaître et à vouloir tout ce qui, soit dans l’enceinte des mêmes murs, soit sur un plus vaste espace, constitue les sociétés bien ordonnées ; que pour eux l’ordre, la régularité, l’économie, le soin du bien-être de tous n’étaient pas seulement un principe, une maxime, une tendance, mais un fait de tous les jours, garanti par des institutions de tout genre, par la surveillance et le contrôle, et qu’enfin les plus éclairés de ces hommes durent promptement concevoir la pensée d’introduire au centre de l’état ce qu’ils avaient vu pratiquer- sous leurs yeux, ce qu’ils avaient pratiqué eux-mêmes d’après la tradition locale et les exemples de leurs devanciers. » Tout cela est vrai, mais cela ne prouve nullement que l’établissement d’une constitution fondée sur la périodicité d’une assemblée représentative fût dès lors praticable. Les députés n’allaient plus se trouver seulement en présence d’une comptabilité à éclaircir, de dépenses communales à régler, d’une répartition à opérer, d’une police à entretenir, de parchemins à garder. Au lieu de cet ordinaire assez monotone, facilité par l’habitude, par la tradition, par un intérêt commun, étroit, bien connu, ils allaient se trouver tout à coup en présence d’un extraordinaire terrible, immense : tout l’état à défendre et à réformer, un vaste système financier à fonder, au milieu d’intrigues politiques dont ils devenaient les instrumens sans seulement les soupçonner,