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même désastre, suivi d’une attaque en règle, les cipayes se jetant à l’eau pour monter à bord de cette misérable épave. Repoussés bravement, mais non sans avoir tué plusieurs des passagers, les cipayes retournèrent à Cawnpore, d’où le Nana fit immédiatement partir deux régimens entiers à la poursuite de cette poignée de fugitifs. Un orage favorable les avait remis à flot pendant la nuit. Quand le jour revint, il les trouva devant Sooragpoor, à trente milles de Cawnpore ; mais le rivage était encore garni de cipayes, et la barque venait de s’arrêter pour la troisième fois.

Il fallait prendre un parti décisif ; on ne pouvait rester immobile, pendant toute une journée, sous un feu continuel parti des deux rives. Chaque fois qu’un des fugitifs sautait à l’eau pour essayer de pousser l’embarcation, trente ou quarante balles arrivaient à son adresse. Quatorze hommes alors, les moins épuisés, se dévouèrent ; parmi eux était le lieutenant Delafosse, un des héros de la défense[1]. Le capitaine Moore était aussi dans la barque, mais trop grièvement blessé pour se mouvoir. Il vit partir ses braves compagnons, il les vit arriver sur le rivage et chasser l’ennemi devant eux ; peut-être comprit-il qu’ils s’écartaient trop, car l’écho lui apportait toujours plus faible le bruit de leurs coups de fusil. Bientôt cependant il fallut songer à se défendre : une barque arrivait de Cawnpore, montée par des cipayes. Ceux-là furent encore repoussés. Le soir vint, le fleuve grossit, la barque, remise à flot, descendit encore… Ce fut la dernière faveur de la destinée. Trois compagnies de soldats arrivèrent, et, s’emparant de bateaux de passage que manœuvraient et poussaient des pêcheurs experts en ce métier, vinrent aborder cette barque, où il ne restait plus que des blessés et des femmes. Après une courte lutte, il fallut céder au nombre. Les fugitifs furent ramenés au rivage et chargés sur des chariots qui prirent la route de Cawnpore. Là, s’il faut ajouter une foi complète au récit du cipaye Nunjour Tewarree, voici ce qui se passa :


« A leur arrivée, on les fit descendre de charrette et asseoir à terre. Il y avait soixante hommes, vingt-cinq femmes et quatre enfans. Le Nana lui-même

  1. On peut lire, dans le récit de M. Shepherd, un trait de courage qui assimile ce jeune officier aux plus vaillans et dévoués soldats dont l’histoire fasse mention. Un obus ennemi avait mis le feu à un des wagons pleins de cartouches placés au nord-est du « retranchement. » Le feu menaçait de se propager, et la défense absorbait en ce moment tous les bras. Le lieutenant s’élança sous les boulets jusqu’au chariot enflammé, se glissa dessous, et arrachant comme il pouvait les écailles embrasées des planches que le feu consumait, les éteignit avec de la terre. Son exemple encouragea deux soldats qui lui apportèrent deux seaux d’eau à l’aide desquels il accomplit ce prodige de sauvetage. Le feu éteint, tous les trois revinrent intacts.