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un Anglais surtout, ces deux syllabes magiques, d’une sonorité mate, qui semble celle du cadavre précipité dans un gouffre, rappellent la trahison la plus infâme, le crime le plus monstrueux que les annales humaines aient jamais signalé à l’horreur des siècles. Cependant, — la remarque est de M. W. Russell, — il faut se défendre de ce que cette impression peut avoir d’outré. Il faut en déduire tout ce qui appartient aux récits fabuleux dont on a grossi une tragédie assez horrible déjà, et qui n’avait nul besoin d’être ainsi surchargée de détails abominables. Dans la crise anglo-indienne, Cawnpore et Nana-Sahib ont été le prétexte d’abord, l’excuse ensuite des représailles parfois atroces qui ont souillé la victoire des Anglais. C’est au nom du massacre de la charnel-house, c’est pour faire expier au « tigre de Bithoor » ses abominables perfidies, que les highlanders de Havelock et les madrassees de Neill, après avoir bravement enlevé des batteries sur le champ de bataille, se transformaient en bourreaux, et pendaient aux arbres de la route pêle-mêle tout ce qu’ils rencontraient de plus ou moins suspect. Pour les exalter ainsi et les pousser à cette guerre de héros et de cannibales, la vérité n’eût peut-être pas suffi : nous n’avons, nous, fort heureusement qu’à la rétablir de notre mieux.

Sir Hugh Massy Wheeler, qui commandait la station de Cawnpore lorsqu’y parvint la nouvelle de l’insurrection de Meerut (13 mai 1857), était un des vétérans les plus estimés de l’armée anglo-indienne, où il comptait cinquante-quatre années de bons et glorieux services. Presque toujours placé à la tête de corps indigènes, on le regardait comme un des hommes les mieux au fait du naturel, des préjugés, des instincts, des manies du soldat cipaye, et aussi comme un des chefs qui savaient le mieux se concilier l’affection de ces « grands enfans armés » qu’il avait tant de fois menés à la victoire[1]. Peut-être la confiance qu’il inspirait fit-elle sa ruine ; c’est du moins à cette confiance qu’on attribue la situation de Cawnpore au début de l’insurrection. Dès les derniers mois en effet, on avait retiré de cette importante station, pour l’envoyer à Umballah, un bataillon de fusiliers du Bengale, qu’on y laissait, depuis l’annexion du royaume d’Oude, à la requête du chief commissioner chargé d’organiser la nouvelle conquête. Il ne restait à sir Hugh Wheeler, après cette imprudente mesure, que soixante et un artilleurs européens, et — à côté d’eux en temps ordinaire, en face d’eux en cas d’insurrection, — trois mille cinq cents soldats indiens des mieux disciplinés et des mieux aguerris[2].

  1. Sir Hugh Wheeler servait déjà sous lord Lake. Il avait pris part aux guerres de l’Afghanistan, aux deux campagnes contre les Sikhs, etc.
  2. Trois régimens d’infanterie (1er, 53e, 56e) et un régiment de cavalerie légère (le 2e).