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la liberté, avec quelle grâce elle me donne ses leçons ! Dans cette uniformité apparente des prairies sans culture, quels spectacles variés ! que de voix mélodieuses au milieu de ce silence ! Les marais, les étangs, les jeux de la lumière sur l’herbe courte, les lignes lointaines de la lande se confondant avec le bleu du ciel, l’hôtellerie délabrée, les hennissemens des cavales sauvages, une caravane de bohémiens qui défile, un mendiant qui s’en va de csardas en csardas, puis la solitude qui reparaît, l’herbe touffue qui m’invite au repos, le grave héron debout sur une patte, la cigogne familière, l’oiseau pêcheur rasant les eaux du bout de son aile, le murmure de milliers d’insectes sous les gazons épais, voilà ce que j’aperçois, voilà ce que j’entends au sein de mes steppes natales, et tous ces bruits, tous ces tableaux, perdus pour le voyageur indifférent, composent une harmonie qui m’enchante.

J’essaie de résumer en prose les sentimens que Petoefi a exprimés dans maintes pièces avec une verve originale. Il a visité la Puszta par toutes les saisons de l’année, à toutes les heures du jour ; aucun de ses aspects ne lui échappe. Il la peint dans sa beauté à la fois réelle et idéale. Les plaines de la Hongrie offrent souvent de merveilleux phénomènes de mirage, et les paysans de la steppe, croyant y voir l’œuvre d’une puissance magique, la personnifient sous le nom de Délibab, espèce de fée Morgane qui accomplit ses incantations entre la terre et le ciel ; la sauvage physionomie de la Puszta, bien que reproduite hardiment dans les tableaux de Petoefi, y apparaît aussi transfigurée par une magicienne toute-puissante. Cette Délibab prestigieuse, c’est l’enthousiasme du poète pour la liberté. Soit qu’il chante les longues plaines de la Petite-Koumanie, soit qu’il peigne la Puszta ensevelie sous les neiges de l’hiver et encore belle comme au printemps, soit que, rencontrant dans la steppe une pauvre csarda tombée en ruines, il raconte poétiquement son histoire, toujours c’est le sentiment des libres solitudes qui est l’âme de son inspiration. « O Carpathes ! monts sauvages, que sont pour moi vos romantiques horreurs et vos forêts de sapins ? Je vous admire, je ne vous aime pas. Ni les cimes ni les vallées ne parlent à mon imagination. Là-bas, dans la steppe immense, dans les plaines semblables à la surface unie de la mer, c’est là que je me sens à l’aise ; mon âme se déploie alors comme l’aigle qui s’est enfui de sa cage. »

Animé par la poésie de la steppe, il retournera parmi les hommes avec un trésor de saines pensées et de paroles vaillantes. Tantôt il s’assied dans la csarda, autour du foyer d’hiver, au milieu des pâtres, des gardiens de chevaux, des mendians, et il entend conter maintes aventures qu’il popularisera dans ses vers. Tantôt il retourne au village, il y va trouver un vieil hôte qui le connaît depuis longtemps,