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taire et d’homme à projets ne se pliait guère à l’austérité du simple compagnonnage. Il avait senti qu’il devenait une charge pour Sept-Épées ; mais il craignait de reparaître en ville, après ses désastres, sous le harnais de la servitude. Tonine, en causant avec lui, découvrit le secret de sa vanité et le moyen de lui donner un autre aliment.

Audebert avait méconnu sa véritable aptitude. Il était poète ; les mots lui venaient en abondance, et sous ces mots il y avait de la peinture et de la vie. Il avait le sens de l’observation idéalisée, et son attendrissement était facilement provoqué par les petits drames de la vie ouvrière. Son erreur était d’avoir cru pouvoir aborder sans culture, et dans un âge trop avancé, les abstractions et les calculs de l’économie sociale.

C’est par hasard que, dans une petite reprise de fièvre, il se mit à parler en vers à Tonine. Les vers n’étaient pas corrects ; Tonine ne s’en aperçut pas beaucoup, ils chantaient quand même à l’oreille et plaisaient à l’esprit. Les images étaient vives, et les sentimens tendres et vrais. Quand l’accès fut passé, Tonine lui demanda s’il n’avait pas fait quelquefois des chansons.

— Oui, quelquefois, pour m’amuser, répondit-il, mais je ne les ai jamais montrées. J’aurais eu honte de m’avouer poète. Y a-t-il rien de plus méprisable qu’un poète ? C’est une voix pleurarde qui raconte la peine sans jamais trouver le remède.

— N’importe, reprit Tonine, montrez-moi vos chansons, ou si vous n’avez pas daigné les écrire, tâchez de vous en rappeler une ou deux. Vous avez la tête fatiguée, vous ne pouvez pas penser de quelque temps à vos grandes affaires, que d’ailleurs je ne comprendrais pas : une chanson vous délassera et me fera plaisir à entendre.

Audebert chanta ses vers, qui plurent à Tonine et à Lise. Elles les apprirent tout de suite et les chantèrent en ville, où ils furent très goûtés. Audebert était depuis longtemps si sevré de complimens, qu’il fut très sensible à ceux que lui rapporta Tonine. Le pauvre homme était bon et tendre dans sa vanité ; il y avait en lui autant de besoin d’être aimé que de besoin d’être admiré. Durant sa convalescence, il alla versifier dans la montagne. Sa tête s’y échauffa, et il rapporta des chansons en patois qui étaient réellement jolies. Il les envoya à Tonine par Sept-Épées, qui les lui remit en disant : — Voilà que le pauvre ami change de manie. Il se croit un petit Béranger, et si vous ne trouvez pas le moyen de l’arrêter, il va vous inonder de ses rimes.

— Eh bien ! ce sera ce qu’il aura fait de plus raisonnable en sa vie, dit Tonine après avoir lu les chansons. Écoutez vous-même si ce n’est pas gentil !

Elle chanta d’une jolie voix fraîche, et sans prétention, les vers