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préfèrent l’être au paraître ; cependant, bien que nous ayons trop le sentiment de la puissance française pour avoir besoin de nous en donner de fréquentes démonstrations matérielles, ces démonstrations nous remplissent toujours d’une patriotique joie. Si nous insistons sur un autre aspect de la situation présente, ce n’est donc point que nous cherchions un contraste fâcheux au tableau que nous venons de décrire ; mais il faut bien prendre les faits tels qu’ils sont. En même temps que la France clôt en s’agrandissant la première phase de son entreprise italienne, des paroles fatidiques ont été prononcées dans la chambre des communes, qui semblent devoir modifier profondément la politique générale de l’Europe. Lord John Russell a poussé un cri d’oracle : c’en est fait de l’entente cordiale entre la France et l’Angleterre, le grand Pan est mort !

On ne peut méconnaître la gravité de la notification par laquelle lord John Russell, le secrétaire d’état de sa majesté britannique, le chef du parti whig, a répondu à l’annexion de la Savoie. Il serait d’autant plus oiseux de discuter les motifs sur lesquels une telle déclaration a été appuyée et de paraître rechercher si lord John a tort ou raison, qu’évidemment toutes les convenances nous obligent à supposer qu’il a eu tort. Lord John Russell n’a jamais passé pour un homme adroit : il a une témérité froide qui lui a joué souvent de mauvais tours ; il y a longtemps que lord Derby, qui était alors son collègue, disait, en le voyant commettre une de ces tranquilles imprudences qui lui sont naturelles : « Voilà Johnny qui va verser le coche ! » Dans la circonstance présente, l’extrême mauvaise humeur du ministre anglais nous a surpris. Nous n’avions pas cru qu’il attachât un si grand prix à l’annexion de la Savoie, ni que cette annexion pût l’étonner à ce point. Comme M. Disraeli le lui a fait remarquer, il n’avait pas le droit d’ignorer, — les documens diplomatiques en font foi, — que l’annexion de la Savoie à la France serait la conséquence de l’annexion de l’Italie centrale au Piémont. En travaillant de tout son cœur aux annexions italiennes, lord John préparait indirectement l’annexion savoyarde. Nous avions toujours pensé que lord John en avait pris son parti. Nous nous étions confirmés d’autant plus dans cette opinion que, dans le cours des dernières négociations, lord John avait sous la main deux moyens d’action vis-à-vis de la France, dont il ne paraît pas qu’il ait songé un seul instant à profiter pour prévenir l’annexion de la Savoie : nous voulons parler des propositions pour l’arrangement de l’Italie et du traité de commerce. Loin de se servir de ces actes pour détourner la France d’étendre sa frontière jusqu’aux Alpes, lord John s’en est fait en quelque sorte une paire d’œillères qui, jusqu’au dernier moment, l’ont empêché de rien voir du côté de la Savoie. L’étonnement de lord John Russell après l’annexion est une chose si surprenante, que, pour l’interpréter avec bienveillance, l’on est réduit à se demander s’il n’y a pas eu autre chose dans cette transaction que ce qui a été porté à la connaissance du public, et si par exemple la correspondance