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si l’on comptait bien, peut-être trouverait-on que ce sont les plus nombreuses, qui n’ont pas eu de printemps, et ont passé presque sans transition du despotisme de l’hiver au despotisme de l’été. Cependant les lois de l’univers s’étaient exécutées, et la nature, bon gré, mal gré, avait fait son œuvre ; seulement rien n’était venu en son temps, tout s’était accompli presque anarchiquement, sans discipline et sans concert. Telle tribu d’oiseaux avait été en retard de deux jours, telle famille de plantes avait fleuri prématurément ; on avait eu les lilas en février et les fleurs du pommier à la fin de mai.

Le monde des esprits contemporains présente un peu le même spectacle que la nature, et fait naître les mêmes pressentimens et les mêmes appréhensions ; pour peu qu’on ait l’oreille attentive, on entend les faibles voix de leurs désirs et de leurs inquiétudes, on comprend qu’ils voudraient, mais qu’ils n’osent vouloir et qu’ils se sentent enchaînés. Par intervalles un petit cri éclate, un murmure confus de source qui s’éveille et qui ne sait encore si elle deviendra fontaine banale ou libre ruisseau, un bourdonnement étourdi d’insecte éclos au dernier automne, et qui, blotti sous un lit de chaude poussière, a su échapper aux rigueurs de l’hiver. Au milieu du silence universel, tous ces bruits légers s’entendent à merveille, et l’esprit le plus distrait ne peut en perdre une seule note ; mais ces bruits épars qui viennent à intervalles inégaux animer la monotonie du silence appellent le printemps plutôt qu’ils ne le promettent. Le printemps viendra-t-il ? Peut-être est-il déjà venu et s’écoule-t-il sans que nous en jouissions. Chaque jour, quelque gris et pluvieux qu’il soit, apportera son tribut de fleurs, dont les parfums s’exhaleront solitaires et se perdront dans une atmosphère chargée de lourdes vapeurs. Chaque aurore éveillera une bande d’oiseaux chanteurs qui bégaieront, mélodieuses dupes, un hymne en l’honneur de la lumière absente. Le printemps existera donc sans que personne se doute de sa présence, et passera grelottant, frileux, contrarié, comme une continuation de l’hiver, jusqu’à ce que l’année atteigne la saison des orages et des chaleurs accablantes. C’est ainsi que nous serons menés, presque sans transition, des tempêtes de neige aux jours chargés d’électricité, sans qu’aucune période heureuse ait fait connaître à nos contemporains le charme et la beauté suprême de la vie. Cela arrivera, à moins que le tout-puissant chef d’orchestre qui seul peut imprimer l’unité à toutes ces notes éparses, et qui dans le monde moral s’appelle le génie, comme dans le monde physique il s’appelle le soleil, n’apparaisse subitement ; mais, hélas ! des signes malencontreux, qui seront trompeurs, nous l’espérons encore, semblent prédire que cette apparition n’aura pas lieu. Que le narcisse croisse donc solitaire aux bords des eaux troublées