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théorique de semblables questions ; mais qui ne sent qu’elles seront toujours enveloppées dans un épais mystère ? Nous pouvons à peine soulever un coin du voile impénétrable où se cache la nature créatrice ; notre ignorance doit au moins nous rendre tolérans pour toutes les doctrines, toutes les hypothèses, et cette tolérance est surtout facile à ceux qui considèrent les corps comme les formes variables et transitoires d’une substance éternelle. Il faut remarquer aussi que ceux qui humilient l’homme dans son passé lui offrent en compensation un brillant avenir, et ouvrent devant son activité une ère de progrès presque indéfini. Tirer au contraire l’homme parfait et tout achevé du sein de la nature, pareil à Minerve armée sortant du cerveau de Jupiter, c’est le condamner à ne jamais changer : tel il a été quand il a ouvert les yeux pour la première fois sur le spectacle magique de l’univers, tel il sera encore dans des milliers de siècles.

On objectera sans doute à M. Darwin qu’entre le plus humble, le plus chétif représentant de l’espèce humaine, et le plus fort, le plus intelligent des animaux, il y a un intervalle qu’aucun être connu ne peut remplir ; mais, si j’ai bien pénétré l’esprit de sa théorie, des espèces extrêmement dissemblables peuvent sortir d’une souche commune : on peut même dire que plus les variétés d’un même type primitif sont peu ressemblantes, plus elles ont de vitalité et s’établissent fortement dans le règne animal. Pour bien comprendre de quelle façon M. Darwin entend la formation des espèces, il faut se figurer l’une d’elles comme un tronc d’arbre qui, arrivé à une certaine hauteur, jette des branches divergentes ; parmi ces branches, celles qui s’éloignent le plus du tronc commun ont le plus de chance d’atteindre un grand développement. De même, lorsqu’un type se subdivise en variétés, les deux variétés extrêmes, la plus basse et la plus élevée, si l’on veut employer ces termes, se développeront avec plus de vigueur que les variétés intermédiaires, par cela même qu’elles seront les expressions les plus franches d’affinités naturelles d’un ordre différent. Les variétés bâtardes s’éteindront assez rapidement, et il ne restera bientôt que les deux formes extrêmes pour représenter une forme primitive commune. C’est ainsi seulement qu’en suivant les idées de M. Darwin, on pourrait expliquer comment le type d’où l’homme actuel s’est dégagé a pu laisser ses représentans les plus dégradés dans ces animaux malfaisans, malins, cruels, dont nous désavouons la parenté avec une énergique indignation. Le type primitif, qui s’est épanoui en branches distinctes, pouvait être d’ailleurs lui-même l’embranchement le plus élevé d’un type antérieur ; ce dernier était lui-même issu d’un autre, et ainsi de suite. Cette hypothèse n’a rien de contraire aux découvertes de la paléontologie. Cuvier croyait à la vérité que les terrains