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doute et emphatique, comme la grande galerie de Versailles. La vraie beauté du tout, c’est que chaque partie paraît conspirer d’elle-même à l’effet de l’ensemble, spontanément, de passion. C’est l’effet d’une grande symphonie, variée à l’infini sur le même motif, la gloire du dieu mortel. Et rien n’y contredit ; l’exquise indépendance de tel qui reste à part (je pense à La Fontaine) n’apparaît qu’en nuances délicates qui, loin de faire tort à l’ensemble, y mettent la grâce au contraire, le semblant de la liberté.

Voilà ce qui charmait l’Europe. Un tel accord de génies différens, qui ne s’est plus revu, charme et séduit encore. Cependant l’éclat n’est pas tout. Sous ces surfaces éblouissantes, quelle était la vraie vie, la force morale de la nation, sa puissance d’action et de travail ? Un excellent observateur, Locke, qui parcourt la France en 1675, y voit partout des maisons abandonnées, des ruines, des champs en friche. Colbert, dès 1673, désespérait et voulait se retirer. En 1679, malgré la paix, il ne put rien. Il mourut en disant : « On ne peut plus aller » (1683).

On accuse la guerre et Louvois fort justement, on accuse le roi et la cour, la prodigalité, la furie des dépenses, et c’est avec raison ; mais à cette misère il y a une autre cause encore, intime, générale et profonde : une langueur déjà ancienne, une tradition d’oisiveté, le mépris du travail. Le colossal effort du grand résurrectionniste Colbert pour créer d’un seul coup une France laborieuse à côté de la France oisive eut des effets partiels, éphémères ; ses belles ordonnances avortent presque toutes, et même avant sa mort.

Qui peut, vit noblement. Colbert exige du clergé la suppression de quelques fêtes, et elles n’en sont pas moins chômées. Il promet pension aux nobles qui auront dix enfans (plus tard même aux non nobles) ; mais cela ne tente personne. Les familles connues produisent de moins en moins ; beaucoup finissent avec le siècle : exemple, les Arnauld, famille prolifique, énergique. Le premier, l’avocat, sous Henri IV a vingt enfans (dix sont d’église, dont six religieuses qui meurent jeunes). Le second, Arnauld d’Andilly, sous Louis XIII, a quinze enfans (dont six religieuses qui, la plupart, meurent jeunes). Le troisième, Arnauld de Pomponne, ministre de Louis XIV, a cinq enfans (dont deux d’église), tous éteints sans postérité. Notez que cette race vigoureuse s’est alliée en vain à la race non moins énergique, à l’héroïque sang des Colbert.

Que sera-ce des autres familles, des bourgeois peu aisés, des pauvres ? Deux choses les stérilisent : — d’abord l’augmentation des dépenses. Les objets fabriqués quintuplent de valeur en un siècle. Le blé n’enchérit pas ; le propriétaire est gêné, vend mal son blé, en produit peu : famine de trois ans en trois ans. Et cependant le luxe