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m’en garderai bien ; ils croiraient que je suis décidée pour vous, ce qui n’est pas certain encore.

Cette réponse, plus fière que tendre, avait appris à Sept-Épées qu’il fallait marcher droit avec Tonine.

Tonine avait dix-huit ans, et déjà elle avait passé par des épreuves qui l’avaient portée à réfléchir. Il y avait eu un roman dans sa famille, sous ses yeux, à ses côtés, un roman dont son jeune cœur avait beaucoup souffert. Sa sœur aînée, Suzanne Gaucher, la plus jolie fille du pays, avait plu à un étranger d’origine, ancien ouvrier et encore propriétaire de la plus vaste usine de la ville basse, où, par d’heureuses spéculations, il avait fait sa fortune. Suzanne était sage, mais ambitieuse : elle avait su se faire épouser.

Devenue Mme Molino, elle avait pris sa petite sœur orpheline avec elle, moins par affection que pour ne pas avoir à rougir de son état d’ouvrière, car, à quatorze ans, Tonine travaillait déjà pour deux. Suzanne se promettait de la faire instruire et de la mettre sur le pied d’une demoiselle ; mais les rêves de Suzanne avaient été de courte durée. Molino était d’humeur volage, comme le sont beaucoup d’hommes passionnés. En peu de mois, il s’était lassé de sa femme. Il l’avait trahie, délaissée et maltraitée. Elle était morte de chagrin avant la fin de l’année en accouchant d’un enfant mort.

Molino fut d’abord repentant et affligé, mais il retourna au vice pour s’étourdir, et se voyant méprisé à la Ville-Noire, menacé même par Louis Gaucher, qui vingt fois avait été tenté de le tuer, il afferma sa fabrique et alla s’établir à la ville haute, laissant Tonine devenir ce qu’elle pourrait, et donnant pour excuse que cette petite était fort insolente et ne voulait plus rien accepter de lui.

Le fait est que Tonine eût préféré la mort à l’aumône de son beau-frère. Elle avait vu sa conduite avec horreur, elle avait compris les illusions et le désespoir de la pauvre Suzanne. À quinze ans, après un an d’absence de l’atelier, elle y reparut aussi pauvre qu’elle y était entrée, aussi peu vaine et aussi courageuse.

Beaucoup d’autres à sa place y eussent été raillées ou dénigrées pour cette aventure de famille qui avait fait bien des jalouses dans le commencement ; mais si Suzanne avait pris de grands airs avec ses anciennes compagnes, il était impossible de rien reprocher de semblable à Tonine. Elle avait vécu à contre-cœur dans la richesse, elle n’y avait connu que le chagrin, l’indignation, la pitié.

Tonine n’était pas aussi belle que sa sœur. Elle était grandelette, mince et pâle. Mais sa figure était d’une douceur sérieuse qui la faisait remarquer entre toutes les artisanes de son âge. Sa voix était douce comme ses yeux, et quelques-unes disaient qu’elle plairait un jour plus que Suzanne.