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méduses ou orties de mer changeraient souvent le bain en un véritable martyre.

Le fleuve, parfaitement parallèle au rivage de l’Océan sur une longueur de plusieurs kilomètres, n’est séparé de la côte que par une étroite levée de sable et de coquillages, au-dessus de laquelle les vagues viennent à chaque instant épancher dans le courant un peu de leur écume. Cette levée, que les chocs successifs des flots affermissent comme une muraille, est le chemin que suivent les longues caravanes des Goajires qui viennent approvisionner la ville de bestiaux, de viande, de poissons, de tortues, de bois, de charbon, et apportent des marchandises diverses, bois de teinture, sel, graines de dividivi. De loin, cette interminable file d’hommes et d’animaux, composée souvent de plusieurs milliers d’individus et s’avançant sur une étroite langue de sable qui se renfle à peine au-dessus des vagues bondissantes, présente l’aspect le plus fantastique : on dirait un peuple en marche à la surface des eaux. C’est surtout à l’embouchure même, là où les flots de la mer et le courant du fleuve se brisent sur la barre et forment de rive à rive une reventacion[1], qu’il faut observer le passage des Goajires. Les chevaux s’arrêtent, l’œil hagard, la crinière en désordre, et flairent longuement l’eau écumeuse ; les femmes, drapées dans leurs manteaux bleus et coiffées d’un vaste chapeau de paille à glands de coton rouge, ramènent leurs pieds sur la selle de leur monture et s’assoient à la turque en élevant leurs enfans dans leurs bras ; les chefs de famille et les vieillards relèvent leurs vêtemens, et, tenant d’une main l’arc ou le fusil, de l’autre la bride du cheval effaré, l’entraînent au milieu du courant, dont les remous rapides tourbillonnent autour d’eux : les jeunes gens, plus décens que les Rio-Hachères soi-disant civilisés, se nouent une ceinture autour des reins, plongent d’un bond superbe dans le fleuve et nagent impassibles à travers la foule hurlante des négrillons ; d’autres luttent avec les taureaux effrayés ou les ânes rétifs qui ne veulent pas traverser la ligne des brisans. Au-delà de cette scène, éclairée par la lumière si éblouissante et si vive de la zone torride, s’étend la surface illimitée de la mer bleue ; dans le lointain apparaissent la vieille forteresse ruinée, les maisons de Rio-Hacha, ombragées çà et là par des bouquets de cocotiers, puis les montagnes bleues de la sierra et ses glaciers, qui se détachent sur le ciel comme une dentelle transparente. Le soir, les caravanes franchissent de nouveau le fleuve pour aller passer la nuit dans leurs ranchos épars.

Le territoire occupé par les Goajires est une péninsule de 14 ou

  1. Traînée semi-circulaire d’écume.