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de l’ennemi avec l’indépendance qui appartient à des chefs spéciaux.

Ces principes essentiels d’un bon emploi de la cavalerie avaient trouvé un illustre partisan dans le maréchal Bugeaud lui-même. Mal disposé pour la cavalerie à son arrivée en Afrique, le maréchal avait fini par se rendre à l’évidence, et par reconnaître quels importans services il en pourrait attendre pour assurer le succès du nouveau plan d’opérations qu’il traçait à l’armée d’Algérie. À la bataille d’Isly, pleine liberté fut donnée au commandant de la cavalerie. On sait quel fut le brillant résultat de cette journée : les masses de cavalerie régulière marocaine enfoncées par le 2e régiment de chasseurs d’Afrique et repoussées loin du champ de bataille, la dispersion complète de la cavalerie noire de l’empereur Abderrhaman, la prise du camp marocain par le 4e chasseurs d’Afrique et les spahis. En homme de guerre consommé, le maréchal Bugeaud avait en quelque sorte prévu, dès la veille du combat, ce qu’aurait de décisif dans une pareille affaire la libre action de la cavalerie. Nous en trouvons la preuve dans une relation due à la plume même du maréchal et publiée dans la Revue[1]. On y lit ce curieux passage : « Je me rendis au camp de la cavalerie, où une petite fête en mon honneur était improvisée ; je développai toute ma théorie. Ces jeunes têtes s’échauffèrent ; les cœurs étaient électrisés. Ah ! m’écriai-je, avec des hommes tels que vous, la victoire n’est plus douteuse ! » Un pareil éloge venant d’un pareil homme de guerre était comme la promesse du succès pour cette arme, et la confiance du brave maréchal fut pleinement justifiée. Renfermée dans le carré stratégique dont le système de combat exigeait la formation, la cavalerie régulière pouvait en sortir sans rien compromettre. Elle avait ainsi toute l’indépendance convenable à ses allures, et la journée d’Isly, restée célèbre dans les fastes de nos réguliers, est la preuve mémorable de ce qu’un chef habile pourrait encore obtenir d’eux en pareille occasion[2].

  1. Livraison du 1er mars 1845.
  2. Rappelons à ce propos qu’une des qualités qui font le chef habile, c’est une sollicitude paternelle pour le soldat. Le surnom familier du maréchal, le père Bugeaud, montre assez à quel point cette qualité, plus rare qu’on ne l’imagine, était développée chez le vainqueur d’Isly. À cette soirée même où il adressait à notre cavalerie de si cordiales et si chaleureuses paroles, le père ne brilla pas moins chez lui que le capitaine. Au lieu de punch, l’officier d’ordonnance offrait au chef de l’armée, dont la sobriété était bien connue, de l’eau sucrée dans le quart gobelet en étain du soldat en campagne. Après avoir porté le gobelet à ses lèvres : « il n’y a pas beaucoup de sucre dans mon quart, » dit le maréchal. L’officier s’excusa en assurant qu’il avait mis dans le verre toute la ration d’une compagnie. Le maréchal ne répondit que par un sourire empreint d’une charmante bonhomie. Le lendemain, la bataille d’Isly était gagnée, et chaque compagine recevait le soir une double ration de sucre et de café, prise en grande partie sans doute dans les caisses de l’ennemi. Je tiens cette anecdote de l’officier d’ordonnance lui-même, alors capitaine, et frappé depuis à Marignan, comme colonel du 1er zouaves, — M. Paulze d’Ivoy.