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sant à voix haute et en examinant les danseuses qui passaient alternativement devant la porte ouverte.

Mme d’Alfarey est encore belle, dit l’un.

— Bah ! répliqua un autre, la galanterie conserve les femmes comme l’esprit-de-vin conserve les serpens.

— Est-ce toujours le grand C… qui est son amant ?

— Eh ! qui sait ? Peut-être oui, peut-être non, peut-être oui et non ; souvent femme varie, et celle-là abuse de la permission. Son cœur est une girouette qui tourne lors même que le baromètre est à beau fixe.

— C’est égal, interrompit un troisième, c’est une femme forte ; elle a su bel et bien engourdir ce vieux jacobin d’Alfarey ; elle a eu le talent d’avoir un fils qui lui assure pour l’avenir la fortune de son mari, et de plus elle a si habilement manœuvré dans son intérieur que le père et l’enfant s’adorent, absolument comme s’il y avait entre eux autre chose qu’une responsabilité d’éditeur…

— Mais qui diable était donc son amant quand ce fils est apparu un beau matin comme un nouvel enfant du miracle ?

— C’était V… ; non, c’était R… ; ma foi, je n’en sais plus rien, mais à coup sûr c’était quelqu’un.

Toutes ces paroles, empreintes du cynisme dont les hommes abusent lorsqu’ils causent entre eux, tombèrent comme un flot de glace sur le cœur de George. Quoique fort ignorant de la vie, il en savait et surtout il en devinait assez pour comprendre ce qu’il avait entendu. Trop jeune pour n’être pas ridicule s’il relevait l’insulte que le hasard lui adressait, il courba la tête sous une honte qu’il ne connaissait pas encore, et sortit tremblant de cet odieux salon pour se mêler à la foule des curieux et des danseurs. Il fut silencieux en revenant chez son père, qu’il suivit dans sa chambre à coucher ; une grande amertume montait en lui, il savait qu’il devait se taire, et cependant il sentait une question terrible ouvrir ses lèvres malgré lui. Son père était debout devant la glace, occupé à se débarrasser de son costume. Il s’approcha de lui, l’embrassa ; puis, comme par un subit enfantillage, mettant sa tête près de la sienne, les regardant toutes deux, les comparant, il s’écria : — Voyez donc, père, je suis à présent presque aussi grand que vous.

Dans la glace qui renvoyait la double image, M. d’Alfarey surprit sur le front de George une inquiétude inaccoutumée ; dans ses yeux encore inhabiles à dissimuler, il vit passer le sentiment douloureux qui torturait l’âme du pauvre enfant ; il se rappela que lui-même, treize ans auparavant, dans une heure d’angoisse, il avait comparé et pour ainsi dire compulsé les traits de ces deux visages, dont l’un semblait poser aujourd’hui à l’autre une insoluble question. Avec sa