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haies se compose d’embuscades et de surprises. Et puis, quand on est mû par la passion ou entraîné, bon gré, mal gré, dans la voie périlleuse d’une insurrection, on peut perdre jusqu’à un certain point la notion exacte du bien et du mal, du juste et de l’injuste… Mais dans cette fatale rencontre, dans ce duel entre deux hommes armés l’un pour faire respecter la loi, l’autre pour la braver, celui qui était sorti victorieux du combat comprenait instinctivement qu’il avait donné la mort moins pour défendre un principe que pour se soustraire lui-même à un châtiment. Charlot Gambille s’accusait donc d’avoir commis un meurtre, et il se cachait sous les fougères, au plus épais des fourrés. Dans sa retraite, où mille terreurs venaient l’assaillir, il ne lui restait d’autre compagnon que son fusil, arme maudite qui lui avait conseillé le mal. Les jours paisibles de son enfance lui revinrent en mémoire avec leur cortège de douces joies et d’innocens plaisirs. Ces souvenirs si vifs lui rendaient sa position présente plus insupportable encore, et un torrent de larmes s’échappa de ses yeux. Vainement il essayait de ranimer son courage évanoui et de se raidir contre les angoisses qui l’oppressaient. Loyal et sincère, le jeune paysan ne pouvait faire taire sa conscience, qui lui reprochait d’avoir tué un homme.

Pendant que le réfractaire repassait en son esprit ces amères pensées, le cheval du gendarme s’arrêtait effaré et hennissant devant la maison de son maître. En voyant galoper l’animal qui traînait sa bride dans la poussière et secouait contre ses flancs les étriers vides, les habitans du village comprirent qu’un malheur était arrivé. La veuve du vaillant militaire jeta des cris perçans, et ses petits enfans coururent à l’entrée de la grande route en poussant des sanglots. Une morne stupeur se répandit parmi les gens du bourg, que des liens de parenté ou des sympathies d’opinion unissaient presque tous aux chouans et aux réfractaires. Chacun regardait son voisin avec inquiétude, sans oser lui demander : Qui a fait ce coup-là ? Les portes des maisons se fermèrent peu à peu, et il ne se trouvait personne dans la rue du village, quand un détachement de soldats y entra, rapportant sur un brancard le corps inanimé du cavalier que l’on avait vu partir, quelques heures auparavant, plein de vie, fièrement campé sur son grand cheval noir qu’il faisait piaffer sous l’éperon ; mais, si personne n’était resté dehors sur le passage du funèbre cortège, en revanche bien des visages silencieux, à demi cachés derrière les vitres des étroites croisées, le regardaient défiler.

Le lendemain matin, lorsque les tintemens lugubres de la cloche firent connaître aux familles disséminées dans la campagne qu’un habitant de la paroisse avait cessé de vivre, les paysans, sortis avant le jour pour aller aux travaux des champs, interrogèrent les hommes