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de la haie, le fusil au bras. Sans hésiter, il se précipita vers lui ventre à terre en lui criant de se rendre. Le galop du cheval sur l’herbe humide du pré faisait peu de bruit. Le gendarme n’était plus qu’à cinquante pas ; il brandissait son grand sabre, et intimait au réfractaire l’ordre de jeter bas son arme. À cette sommation inattendue, Charlot Gambille se retourna brusquement, sauta derrière les fougères enlacées de ronces qui couronnaient la haie, et se mit à tourner autour du bosquet de coudriers. Le cavalier, voyant le canon du fusil dirigé contre lui, saisit un pistolet, et les deux adversaires se tinrent en joue pendant deux minutes. Lequel des deux fit feu le premier ? Le gendarme déchargea-t-il volontairement son pistolet, ou bien un brusque mouvement de son cheval fit-il partir la détente ? Nul ne l’a su. Gambille reçut une blessure à l’épaule à l’instant même où le cavalier, frappé d’une balle en pleine poitrine, tombait pour ne plus se relever. Le cheval, effrayé, fit un bond en arrière, flaira le corps sanglant de son maître, et partit en hennissant à travers la campagne.

À la vue du cadavre gisant sur l’herbe, le réfractaire fut saisi d’un tremblement nerveux. Ses jambes fléchissaient sous lui ; incapable de fuir, couvert du sang de sa propre blessure, il regardait avec des yeux hébétés la grande et sévère figure du cavalier expirant. Plus pâle que l’homme qu’il venait de tuer, Charlot Gambille se pencha vers le fossé pour y laver ses mains, qui lui semblaient teintes du sang de son adversaire. Il avait le cœur trop serré pour sentir la douleur physique ; son épaule était comme engourdie. Peu à peu des larmes coulèrent sur ses joues, le sang afflua vers ses tempes ; il fit quelques pas en avant, puis revint en arrière et fixa de nouveau ses regards sur le cadavre chaussé de longues bottes, vêtu d’un brillant uniforme, qui tenait son sabre suspendu par la dragonne autour du poignet droit. — S’il vivait encore ? s’il n’était qu’évanoui ? s’il allait se dresser debout et marcher ? pensait le réfractaire. Il me dénoncerait ; mais je quitterais le pays, je sauverais ma tête, je n’aurais pas tué un homme !

Ramené au sentiment de sa propre conservation par cette pensée, le réfractaire se glissa dans le fond de la haie et courut vers les bois. Vingt fois il se retourna, croyant avoir à ses trousses, non le gendarme à cheval piquant des deux, le menaçant de sa longue lame et le sommant de se rendre, mais le cadavre du cavalier glissant sur le sol à la manière d’un fantôme, et le suivant comme une ombre. Une heure auparavant, il avait envoyé une balle à travers un groupe de soldats qui lui tournaient le dos ; il avait blessé sans le savoir, presque sans le vouloir, un militaire qui passait sans défiance et sans crainte à deux cents pas de lui, et cette attaque sournoise, ce défi peu légal ne lui causait aucun remords. La guerre des