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merle à travers les halliers, l’aboiement lointain d’un chien, le faisaient frissonner. Il se disait avec amertume qu’il eût mieux valu partir soldat au premier appel que de céder aux conseils de ceux qui l’avaient jeté dans une existence pleine d’inquiétudes et de périls. Puis, à la pensée qu’il lui faudrait quitter le pays, il se sentait pris de colère et de chagrin : il appartenait à cette race de paysans fidèles au sol, dont le regard n’a jamais embrassé plus de deux lieues d’horizon, et qui ne respirent plus à l’aise hors de la paroisse où ils ont été baptisés. C’était déjà bien assez pour lui de suivre les bandes qui devaient faire une pointe dans les départemens voisins, afin de se mettre en communication avec la Bretagne et la Vendée. Au moins cette campagne, qui lui semblait si lointaine, il l’entreprendrait avec ceux de son village, avec les jeunes gars dont il savait les noms, et dans la compagnie desquels il avait si souvent, au retour du catéchisme, cherché des nids sous les buissons. De deux maux, il choisissait celui qui lui semblait le moindre ; si sa main eût rencontré dans l’urne un numéro plus élevé, jamais il n’aurait quitté l’aiguillon pour le mousquet, parce qu’aucune mesure inique ou vexatoire n’était venue jeter le trouble dans ces tranquilles campagnes. On y regrettait le passé, on se défiait de l’avenir, mais on ne haïssait pas le présent au point de s’insurger d’instinct et avec enthousiasme ; seulement, à force d’entendre répéter que le nouvel état de choses ne durerait pas, les paysans avaient fini par le croire, et les réfractaires qui s’étaient mis en hostilité avec la loi prêtaient volontiers leur concours à ceux qui se montraient décidés à engager la lutte. Les fils des chouans, alertes et énergiques comme leurs pères, s’étaient jetés dans une entreprise hasardeuse avec cet entrain et cette docilité intelligente qui font d’eux, sous les drapeaux, des soldats aussi intrépides que dévoués.


III

En quittant la ferme de La Tremblaye pour aller au village des Brandes, on suit un chemin tortueux et encaissé, sur lequel se penchent, à droite et à gauche, des châtaigniers séculaires aux troncs creux, des pommiers aux branches moussues, toutes hérissées de touffes de gui. Des deux côtés se dressent des haies épaisses formées d’arbustes épineux, que relient entre eux les ronces et les églantiers. C’était précisément celui au bout duquel les enfans avaient cru voir l’Eclairoux. Avant de s’engager dans cette route étroite, Charlot Gambille promena ses regards sur l’horizon déjà blanchi par le crépuscule du matin. Un moulin, perché sur une colline lointaine, cargua subitement ses toiles, cessa de virer, puis se remit en marche.