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des contes inventés à plaisir. Dans celui de Maertholl, on peut bien reconnaître en effet, comme il le dit, quelques échos des anciennes croyances mythologiques du Nord, et par là le récit ne laisse pas d’être intéressant ; mais le plus curieux sans contredit est de retrouver dans l’histoire de l’insensé Brjan quelques-uns des traits que Saxo Grammaticus et Shakspeare ont empruntés à des traditions évidemment anciennes, lorsqu’ils ont écrit leur Hamlet. On va en juger.

Il y avait une fois un roi riche et puissant. Près de son château habitait, dans une pauvre cabane, un vieux paysan avec sa femme, trois enfans et une seule vache pour nourrir toute cette famille. Le roi, étant un jour à la chasse, aperçut la vache du pauvre homme et s’écria : « Oh ! comme ma vache est belle ! » On lui fit remarquer que la bête n’était pas à lui ; il ordonna donc de l’acheter. Aussitôt les gens du roi vont trouver le vieillard, et comme il refuse de vendre sa seule vache, on le tue. Cependant les meurtriers sont effrayés de leur action, et ils se demandent si, de ces trois enfans qui viennent d’assister au meurtre de leur père, il y aura un vengeur. Ils prennent l’aîné et lui demandent s’il a ressenti quelque part la mort de son père. L’enfant montre son cœur, et ils le tuent ; même réponse du second fils, qui a le même sort ; le plus jeune montre grossièrement une autre partie de sa personne, et il est sauvé. On comprend que celui-là sera le vengeur ; mais il faut qu’il grandisse sans danger, et qu’il attende l’occasion. Brjan, c’est son nom, reste chétif et pauvre auprès de sa vieille mère, et simple d’esprit aux yeux de tous. Quelques-unes de ses réponses offrent une ressemblance frappante avec celles de Jean l’Avisé dans les contes de Grimm. Sa mère l’envoie un jour faire une commission au château du roi ; il rencontre des ouvriers qui apportent du pur or pour dorer la chambre de la fille du roi, et il leur dit : « Je souhaite que la charge vous soit moins lourde, mes amis ! » Et, la parole de cet enfant méprisé faisant des prodiges, à quelques pas de là les ouvriers perdent les trois quarts de leur riche fardeau. De retour à la maison, sa mère lui demande ce qu’il a vu et ce qu’il a dit ; elle le gronde. « Ce n’est pas là ce que tu devais dire, mais plutôt : Je vous souhaite, mes amis, une charge trois fois plus lourde ! — Je dirai ainsi la prochaine fois, ma mère. » Le lendemain, il rencontre un enterrement, et, s’adressant aux porteurs : « Je vous souhaite une plus lourde charge, mes amis ! » Et voilà que le corps devient si pesant que les porteurs ne peuvent plus continuer leur marche. De retour à la maison, Brjan est grondé. « Il fallait dire : Que Dieu ait en paix l’âme du défunt ! » Le lendemain, Brjan voit le bourreau qui pend un voleur, etc.

Personne ne s’inquiétait des réponses de Brjan ; on riait seulement de sa simplicité. Bien connu au château du roi, il entrait librement dans les cours et les salles ; on le vit s’établir un jour dans un coin de la salle du festin ; il avait un grand morceau de bois blanc et un couteau, et il taillait avec acharnement de petites chevilles, qu’il mettait ensuite dans ses