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adversaires. Alléchés par la détresse évidente de notre ennemi, nous continuâmes à suivre ses pas, nous attendant à chaque instant à le voir surgir devant nos fusils. Deux heures s’écoulèrent inutilement dans cette recherche pleine d’anxiétés. Le soleil commençait à descendre à l’horizon, lorsque nous arrivâmes à un inextricable fourré de lianes, de palmiers-nains, de bambous, sorte de citadelle végétale, dans les profondeurs de laquelle il y avait toute chance que notre ennemi eût trouvé un asile. Nous atteignions à peine les limites de cette enceinte, que les rugissemens terribles qui saluèrent notre approche ne nous permirent plus de douter du voisinage de l’ennemi. Fatigue d’une course de deux heures, satiété des émotions du sport, poltronnerie peut-être, je constate, sans me charger de l’expliquer, l’impression profonde que ces accens caverneux produisirent sur les éléphans, qui complétèrent un demi à droite, et s’en allèrent, comme Jean, par où ils étaient venus, plus vite même qu’ils n’étaient venus. Inutile d’ajouter que l’Ami-de-la-Lune se montrait digne de sa vieille renommée, et restait immobile aux abords de la jongle, en compagnie de deux ou trois vieux routiers de la bande. A trois reprises, les fuyards furent vigoureusement ramenés, et l’on essaya d’enlever d’assaut le terrible rempart d’épines; à trois reprises aussi, la colonne de brèche fut repoussée par ces terribles rugissemens, dont l’orchestre le plus cuivré ne saurait reproduire les intonations prodigieuses. Il fallait définitivement renoncer à battre cette maudite jongle au moyen des éléphans, et, pour terminer victorieusement la lutte, trouver un moyen de débusquer le tigre de son repaire. Ce fut en vain toutefois que Bukt-Khan s’élança du howdah où il avait pris place derrière son maître, et s’avança bravement dans le fourré pour y lancer des poignées de chinese-crackers[1]. Comprenant sans doute les dangers qui l’attendaient en terrain découvert, le tigre s’obstinait à ne pas franchir les limites de son impénétrable asile.

— Qu’en dites-vous, monsieur? me dit le docteur Hall d’un air passablement narquois. Il faut perdre la peau, ou aller la chercher nous-mêmes.

— Je dis que je suis prêt à vous suivre, repris-je non sans penser que nous allions assez légèrement nous mettre dans la gueule du tigre, sinon du loup.

— Apportez les échelles! continua le docteur, interpellant en langage natif le serviteur préposé à la garde de ce meuble indispensable.

  1. Sorte de pétard employé dans l’Inde pour effrayer les cochons sauvages et les faire sortir des jongles.