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tient uniquement à la possession du métier, on pourrait croire que la même distinction se reproduira à la campagne pour les mêmes motifs; mais il faut remarquer que l’achat du métier sera moins difficile pour l’ouvrier rural. Un métier pour tisser les châles ne coûte pas moins de 12 ou 1,500 francs; c’est le prix ordinaire à Saint-Étienne pour la fabrique des rubans. Un métier à tisser ordinaire, tel qu’il en faudrait aux ouvriers de la banlieue lyonnaise, ne coûte pas plus de 150 francs, et il en coûterait en outre depuis 30 jusqu’à 150 francs, suivant le nombre des crochets, pour le transformer en métier à la Jacquard. Or l’apprentissage à la ville coûte quatre années de temps, ou une année et 400 francs; il est clair qu’à la campagne il sera facile de faire une économie de plus de 200 francs sur cette dépense ; on peut donc dire, sans rien exagérer, que le métier ne coûtera rien. D’ailleurs pourquoi la maison n’achèterait-elle pas le métier à son propre compte, comme cela se pratique déjà dans plusieurs maisons importantes? Si la charge paraissait trop lourde, le négociant pourrait se couvrir au moyen d’annuités. La fabrique de Lyon élèverait ainsi les compagnons au rang de maîtres sans se grever. Les manufacturiers de Mulhouse transforment par un procédé analogue les ouvriers en propriétaires. Rien ne saurait mieux convenir au rôle des chefs d’industrie et aux sentimens qui les animent.

Il importe d’ailleurs extrêmement de ne pas oublier que l’emploi du moteur mécanique peut très bien se concilier avec l’établissement des métiers ruraux. La houille est abondante à Lyon et à Saint-Etienne; les chutes d’eau ne manquent pas dans la banlieue lyonnaise, qui comprend, au point de vue industriel, l’Isère, l’Ardèche, la Loire et la Haute-Loire. Il n’est pas nécessaire qu’une machine, quand elle coûte peu, fasse mouvoir un grand nombre de métiers à la fois. M. Louis Reybaud raconte qu’à Elberfeld, quand le premier moteur mécanique fut introduit, les ouvriers, comme partout, se crurent perdus; mais au lieu de s’attrouper et de briser les appareils, comme ils n’auraient pas manqué de le faire ailleurs, ils attendirent patiemment le résultat de l’épreuve, non sans une secrète espérance de la voir échouer. Les machines réussirent. Que firent les ouvriers? Ils en achetèrent. Ils luttèrent avec des machines de six chevaux contre des machines de trente-cinq chevaux, et ils luttèrent avec succès. On pourrait donc à la rigueur avoir à la campagne, au lieu de métiers isolés, des ateliers restreints, et cela vaudrait toujours mieux pour les mœurs que des manufactures, et surtout des manufactures à la ville. On y réunirait les femmes d’une même famille avec tous les avantages du travail isolé. Si nous étions moins indifférens sur la morale, nous trouverions fréquemment que l’intérêt du bon ordre et des bonnes mœurs se concilie très bien avec le