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arrivés à s’établir après avoir longtemps travaillé comme compagnons, ils font leur journée dans l’atelier comme tous les autres : leur travail est rétribué par le fabricant de la même façon, au même prix; ils dirigent leurs apprentis, mais ils ne se mêlent pas du travail des compagnons; ils n’ont sur eux d’autre autorité que celle d’un propriétaire sur son locataire. Ils portent le même costume, et les dimanches se réunissent dans les mêmes lieux de plaisir. S’ils ont l’esprit plus ouvert, ce n’est pas que leur éducation soit différente; c’est que le sentiment et le souci de la propriété donnent toujours quelque force au jugement et une certaine régularité à la conduite. Ils se connaissent entre eux, s’apprécient, tiennent à l’estime de leurs voisins, et entrent volontiers dans des associations de secours mutuels, non-seulement par de louables vues d’épargne, mais pour se procurer une force de résistance contre les patrons. La preuve de ce dernier fait, c’est qu’il existe à Lyon plus de cent soixante sociétés de secours mutuels, et que, quand on a essayé de les réunir en une société générale, très peu de chefs d’ateliers s’y sont prêtés, tant ils craignent de ne pas rester maîtres d’eux-mêmes. Les sources de leurs bénéfices sont de trois sortes : ils ont d’abord le produit de leur journée de travail comme tous les autres ouvriers; puis ils prélèvent pour location du métier la moitié du salaire gagné par les compagnons : on calcule qu’en tenant compte du loyer, du chauffage et de l’éclairage, cette moitié se trouve réduite à un quart; enfin chaque apprenti leur paie, pour frais d’apprentissage, une somme assez élevée ou leur abandonne pendant plusieurs années le produit de sa main-d’œuvre. Un chef d’atelier propriétaire de six métiers en bon état, qui a de nombreuses commandes, des compagnons laborieux et capables, avec un apprenti, est certainement dans l’aisance. Il travaille treize heures par jour, mais c’est la condition de tous les ouvriers, et au moins il travaille chez lui, près de sa femme et de ses enfans, sans être gêné par un surveillant ou par un contre-maître, et en tirant de son industrie un salaire relativement très élevé. A ne considérer que ces traits généraux de sa situation, il est certainement permis de le compter parmi les ouvriers les plus favorisés. Une population ouvrière dont un tiers environ est composé de chefs d’ateliers présente d’importantes garanties d’ordre et de moralité, et la perspective de devenir chefs d’ateliers à leur tour est pour les compagnons un encouragement à la bonne conduite et à l’économie.

La situation du simple compagnon est de tout point différente de celle du maître. D’abord il est réduit à son propre salaire, et il en perd chaque jour la moitié, disons le quart, pour plus d’exactitude, puisqu’il perdrait toujours l’autre quart en frais généraux. Ensuite il travaille hors de chez lui, ce qui implique une certaine