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qui ne demande en apparence que du goût. Et qui sait mieux que les femmes choisir un dessin ou assortir des couleurs? Néanmoins il est constaté par une longue suite d’expériences, toutes infructueuses, qu’elles ne savent pas inventer des combinaisons; leur aptitude est de les bien juger et d’en tirer bon parti. Quand nous voyons des châles, des soieries, des papiers peints, des dentelles, dont l’aspect général nous frappe par l’élégance ou la richesse, sans que nous nous rendions un compte très exact du dessin, nous ne pensons guère que la faculté dominante de l’artiste qui fait les patrons ou modèles est plutôt la création que le goût, et pourtant il en est ainsi : une belle étoffe à dessin riche, touffu, élégant, est tout un petit poème. L’opération de la mie en carte pourrait se faire par des femmes, et se fait généralement par des hommes. À ce petit nombre d’exceptions près, les femmes sont plus nombreuses que les hommes dans tous les ateliers de l’industrie de la soie. En Allemagne, le tissage se fait presque exclusivement par leurs mains. Il ne faut, pour tisser, que de l’adresse, de l’assiduité, de la propreté; les velours seuls exigent de la force.

Ce n’est point assez cependant que d’avoir dénombré les bataillons; il faut à présent entrer dans les rangs, et se rendre compte des conditions d’existence des membres les plus importans de cette armée : commençons par les capitaines.

La première fois qu’on va visiter un fabricant lyonnais, on s’attend à entrer dans d’immenses ateliers, à entendre le bruit d’une machine à vapeur, à voir d’innombrables métiers en mouvement, à être entouré d’un monde d’ouvriers. On trouve un comptoir, quelques magasins silencieux et deux ou trois hommes occupés sur un bureau à des écritures. C’est que le fabricant est un entrepreneur qui achète la soie en écheveaux, la fait tisser hors de chez lui, dans des ateliers dont il n’est ni le propriétaire, ni le directeur, et la revend ensuite au commerce de détail. Son industrie comprend trois parties : acheter la soie, surveiller la fabrication, vendre l’étoffe. Il n’y a peut-être pas de profession qui, par sa nature, soit soumise à des chances plus variables, et demande la réunion d’un plus grand nombre de qualités très rares. Cela tient principalement à deux causes : —-l’une, c’est le prix de la matière première, qui vaut littéralement son pesant d’or; l’autre, c’est la nature capricieuse de la mode, qui règne souverainement sur l’industrie de la soie. L’achat est soumis à toutes les chances de l’agriculture, la vente à tous les caprices de la fantaisie. Ainsi, soit que l’on considère l’approvisionnement en matières ou l’approvisionnement en tissus, la valeur de l’inventaire peut varier d’un moment à l’autre dans des proportions énormes. À ces conditions, qui exigent évidemment dans un degré supérieur toutes les qualités d’un commerçant, s’ajoute encore, pour