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exclusif des monnaies décimales et pour effacer le souvenir des vieilles pièces métalliques. La même difficulté se représente dans la Russie méridionale, et les mots de rouble et de kopeck n’ont point encore pénétré dans les usages villageois. Il en est de même pour les poids et mesures, qui du reste dérangeraient le système habituel des transactions : c’est l’affaire de l’acheteur d’estimer d’un coup d’œil quelle quantité de marchandise est contenue dans le sac du paysan, c’est l’affaire de celui-ci de vendre au plus haut prix la moindre quantité possible. Les Juifs sont les accapareurs habituels de tout ce qui arrive sur le marché. Leur industrie s’exerce sur tout ce que produit le paysan : ce sont eux qui achètent les bestiaux, et ils se comportent en maquignons parfaits. Ils transforment un animal de façon à le rendre méconnaissable; ils ajoutent au besoin des dents, des oreilles, et même des queues. On cite à ce sujet des tours de ruse et d’adresse qui feraient pâlir la réputation de nos prestidigitateurs. Les Juifs ont pour concurrens dans cette spécialité les bohémiens ou zingaris. Ce singulier peuple présente dans l’empire russe la physionomie qu’on lui connaît dans les autres nations. Il passe l’hiver en Crimée ou vers le Caucase, le plus près qu’il peut du soleil; il remonte au nord avec l’hirondelle, choisit une station où la vie est facile, ordinairement près d’une petite ville, y déploie sa tente et exerce des industries variées. Les hommes parcourent les foires, font le commerce des chevaux dont le prix ne dépasse pas un rouble, et qu’ils revendent quatre ou cinq fois plus cher. Les femmes mendient. On rencontre un grand nombre de ces insoucians zingaris dans le midi de la Russie, il y en a même de domiciliés à l’état de serfs, surtout dans la Bessarabie et dans la Podolie; mais leurs mœurs nationales ne sont que très peu modifiées par les accidens climatériques et les usages de la nation qu’ils fréquentent depuis un temps immémorial.

Une foire montre la vie des populations industrielles de la Russie méridionale sous son aspect le plus joyeux. Veut-on la connaître dans toute sa réalité sévère, il faut observer les ouvriers au sein même des manufactures, dans l’endroit curieux où ils se rassemblent tous, et qu’on appelle la caserne. Il est difficile d’imaginer un tableau plus repoussant : là dorment sur des planches environ trois cents personnes tout habillées, hommes et femmes indistinctement, les uns ayant les pieds contre la tête des autres; des émanations suffocantes s’échappent de cette galerie. Ce n’est que dans l’entrepont où les négriers emmagasinent la marchandise humaine qu’ils appellent bois d’ébène qu’on pourrait rencontrer un aussi horrible spectacle. Les ouvriers du reste dorment très tranquillement dans cette caserne, et si parfois ils se plaignent, ce n’est jamais parce qu’ils manquent d’air, mais parce qu’ils n’ont point assez chaud. Il est vrai qu’il leur