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ment les intrépides manufacturiers de la Grande-Bretagne. Il a vu tour à tour des jours de succès suivis de lendemains désastreux. Il a joué son va-tout sur l’avènement de cette force nouvelle que la vapeur promettait, et qu’elle a donnée, non sans ruines. Abel Fletcher est mort, lui léguant Phinéas, qui vieilli tau foyer de son ami comme le lierre vieillit enroulé au tronc du chêne robuste. Nous voyons naître et mourir quelques-uns des enfans qu’Ursula March donne à John Halifax. Nous voyons l’industriel influent courtisé, aux jours de luttes électorales, par ces mêmes lords, ces mêmes baronets, qui jadis le regardaient de si haut. Nous le voyons. pratiquer en vrai gentleman les devoirs civiques, et, à force d’énergie, arracher à un rotten-borough une élection libre. Finalement, après bien des traverses et quelques triomphes, bien des fatigues et quelques joies, John Halifax, gentleman bien avéré, tenu pour tel par les plus anciennes et les plus altières familles du comté, avec lesquelles ses enfans se sont unis par des alliances inespérées, rend paisiblement son âme à Dieu, certain soir d’été, en face du soleil couchant, sans autre symptôme de maladie que la fatigue extrême sous laquelle succombent fréquemment, arrivés au bout du sillon, ces taureaux laborieux qui ont donné à la race anglo-saxonne son nom familier. Ursula, sa compagne dévouée, lui survit à peine quelques heures. Phinéas Fletcher demeure après eux pour graver leur épitaphe et raconter leur vie exemplaire.

Il ne faut pas être bien expert en matière de romans pour deviner le défaut essentiel de celui-ci, défaut qu’il partage avec la plupart de ceux qu’on pourrait appeler « biographiques. » L’unité d’action, la concentration d’intérêt leur faisant défaut, ils vivent surtout par le détail. Le détail, sans cesse appliqué à des événemens du même ordre, épisodes d’enfance, passions du jeune âge, catastrophes d’usine ou d’atelier, noces, baptêmes, enterremens, entraîne à d’inévitables redites, à une sorte de bavardage minutieux dont tout l’art imaginable ne saurait toujours déguiser l’inanité. Les personnages épisodiques font foule dans les ouvrages ainsi conçus ; ils distraient, éparpillent, épuisent parfois l’attention. Les situations s’esquissent trop vite ou se prolongent au-delà de toute équité proportionnelle. Dans le premier cas, le lecteur est déçu; dans le second, il ressent une sorte de lassitude et d’alanguissement qui ressemblent fort à de l’ennui. Tels sont les périls du roman-biographie. Miss Mulock ne les a pas tous évités dans John Halifax, et néanmoins elle y déploie des ressources très variées. Les épisodes successifs sont adroitement enchaînés, les caractères soutenus, et la personnalité mélancolique de Phinéas Fletcher explique l’espèce de clair-obscur qui atténue dans ce long récit, dont il est le narrateur fictif, l’ensemble des couleurs et des effets.