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ration. Il faut croire que, dès cette époque un peu reculée, les chrétiennes de Nortonbury avaient devancé « leurs frères » de l’autre sexe, et pressenti les progrès moraux qui font de nos jours regarder le duel comme une absurdité criminelle. Nous ne prêcherions pas volontiers la thèse contraire, et cependant nous aurions eu quelque peine à oser, comme miss Mulock, faire briller, étrange auréole, sur le front d’un parfait gentleman, ce soufflet impuni qui étonne notre logique, prise à court.

Qu’après un épisode aussi dramatique, la main d’Ursula March, — cette main tendue si à propos, — soit tombée définitivement dans celle de John Halifax, il n’y a pas là de quoi surprendre. En se mariant, nos deux amoureux foulent également aux pieds les inspirations de leur orgueil, car si miss March déchoit du rang social qu’elle occupait jusqu’alors, John, de son côté, s’expose à voir mal interpréter l’amour qu’il a professé pour une jeune fille beaucoup plus riche que lui. Miss March était, en vertu d’une substitution qu’elle ignorait, ce qu’on appelle « une héritière. » Heureusement le ciel vient en aide à notre gentleman. La fortune d’Ursula est déposée chez son cousin, qui est aussi quelque peu son tuteur. Désapprouvant la mésalliance de sa pupille, M. Brithwood saisit ce prétexte de ne point lui payer sa dot : un procès l’y contraindrait : mais, dans des circonstances pareilles, un procès serait indigne d’un homme bien né. John Halifax ne songe même pas à l’intenter. Il est trop heureux de prouver à sa femme d’abord, puis aux méchans esprits de Nortonbury, qu’aucune vue d’intérêt n’a souillé ses rêves d’amour, trop heureux d’associer complètement à sa destinée celle qu’il a choisie pour compagne, trop heureux qu’elle vive uniquement de son travail et lui doive tout le bien-être dont il s’efforce de l’entourer. Dans leur humble cottage, au prix de cette dot sacrifiée, aucun de ces riches parens ne viendra troubler leur union bénie. La belle lady Caroline elle-même voudrait vainement y frapper. Si reconnaissant qu’il soit des bontés qu’elle a eues pour lui, John sait fort bien lui interdire tout commerce d’amitié avec sa femme, et bien lui en prend, car, égarée par sa vanité, trompée par un séducteur de profession, Caroline perd peu à peu tous ses droits à la considération publique. La main de John Halifax l’a retenue un instant au bord de l’abîme où elle va tomber. Cette main charitable la relève plus tard, lorsque, pauvre, vieille, à peu près idiote, il peut sans inconvénient l’abriter sous son toit hospitalier.

À ce moment, John Halifax a parcouru presque toute la carrière dont nous venons de voir les débuts. Armé de cette ténacité virile qui, renouvelant les miracles de l’ancienne foi, « transporte les montagnes et des collines fait des vallées, » il a lutté, heureusement lutté contre les crises industrielles qui menacent périodique-