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Il n’est encore que l’employé d’un maître tanneur. Miss March est du monde, elle. Pour aspirer à sa main, le titre de gentleman semble absolument requis. John Halifax sent et comprend que son dévouement n’a pas été méconnu, que ses qualités sont appréciées, que son affection est prisée ce qu’elle vaut, enfin, pour tout dire en un mot, qu’il est aimé. Tout cela suffit-il? Le doute en Angleterre est permis, témoin certaines scènes vraiment caractéristiques. — Miss March va quitter Enderley, quelques jours après les funérailles de son père, pour aller résider à Nortonbury, — la ville même habitée par les Fletcher et par John Halifax, — chez des parens riches et nobles qui, dans sa détresse, l’appellent auprès d’eux. Quand elle annonce sa détermination aux deux jeunes gens, c’est d’un air presque joyeux et sans se douter de la portée qu’a pour eux ce parti décisif :


« — Je resterai, dit-elle, quelques semaines chez mes parens. Combien de temps passerez-vous encore à Enderley?

« Je ne savais au juste[1].

« — Mais, reprit-elle, vous résidez ordinairement à Nortonbury... J’espère bien,... je compte que vous permettrez à mon cousin, M. Brithwood, de vous offrir chez lui ses remerciemens et les miens pour les bontés dont je vous suis redevable en ces tristes circonstances.

« Nous ne répondîmes ni l’un ni l’autre. Miss March parut étonnée, — blessée, — non, je dis trop, mécontente; mais son regard, venant à tomber sur John, perdit son expression hautaine. Il redevint humble et doux.

« — Monsieur Halifax, reprit-elle, je ne sais rien de mon cousin, et vous, je vous connais. Me direz-vous en toute franchise, — vous ne parlez jamais autrement, — s’il y a quelque chose chez M. Brithwood qui vous rende désagréable d’entrer en relations avec lui?

« — C’est lui qui me regarderait comme indigne de cet honneur. — Telle fut la réponse de John, nettement et fermement articulée.

« Miss March l’accueillit par un sourire d’incrédulité. — Quoi ! dit-elle, parce que vous n’êtes pas des plus riches... Qu’est-ce que cela peut faire?... C’est assez pour moi que mes amis soient des gentlemen.

« — M. Brithwood et beaucoup d’autres me contesteraient mes droits à ce titre.

« Surprise, — et cette fois un peu plus que surprise, — la jeune gentlewoman fit un mouvement en arrière. — Je ne vous comprends pas tout à fait, dit-elle.

« — Permettez donc que je m’explique. — Et, le geste involontaire qu’elle venait de laisser échapper réveillant en lui le sentiment de sa dignité, il lui fit face avec un mâle orgueil. — Il est à propos, miss March, que vous n’ignoriez pas plus longtemps qui je suis et ce que je suis, puisque vous daignez m’honorer de quelque bienveillance. Peut-être eût-il mieux valu me faire connaître plus tôt; mais ici, à Enderley, nous vivions sur un pied d’égalité, de bonne affection...

  1. Le récit tout entier est dans la bouche de Phinéas Fletcher.