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étude pour être compris; mais une fois compris, on comptait sur lui, et qui une fois s’y était fié s’y fiait à jamais. »


C’est là, remarquons-le, le trait distinctif du gentleman, une loyauté inaltérable, une droiture que rien ne fausse. John Halifax est appelé à déployer ces éminentes qualités, lorsque, quelques années après son entrée dans l’usine, où peu à peu il s’est élevé au grade de commis, éclate une de ces révoltes que la famine ramenait jadis périodiquement dans les districts manufacturiers de la Grande-Bretagne. La première année de ce siècle, ou si l’on veut la dernière du siècle passé, fut pour ce pays prédestiné à tant de crises, et qui les traverse si bien, une ère de graves désordres. La force publique ne protégea pas toujours ceux qu’on accusait d’être riches contre ceux qui les rendaient responsables de la misère générale. Abel Fletcher, en sa qualité de quaker, ne pouvait d’ailleurs solliciter l’assistance des gens de guerre. De là une situation spécialement dangereuse. John Halifax, l’unique défenseur de l’usine attaquée, le seul intermédiaire entre le manufacturier tenace et les insurgés exaspérés par sa résistance, devient l’arbitre de cette lutte impie, arbitre impartial s’il en fut jamais, car sa reconnaissance pour son patron ne l’abuse pas sur le caractère trop rigide, trop absolu, des refus qu’il oppose aux exigences de la multitude affamée, et d’un autre côté les sympathies naturelles que John éprouve pour des souffrances dont il a connu jadis l’insupportable aiguillon ne lui font pas oublier un instant que ces souffrances ne doivent et ne peuvent jamais trouver leur remède dans l’émeute et ses dévastations aveugles. Il intercède vainement auprès d’Abel Fletcher, qui, plutôt que de livrer aux rioters affamés la farine amoncelée dans ses greniers, aime mieux la jeter sac après sac, de ses propres mains, dans la rivière qui fait mouvoir les roues de sa meunerie; mais enfin les forces épuisées du vieillard trahissent sa volonté de ne rien concéder à l’impérieuse nécessité du moment. John demeure livré à ses propres inspirations, et dans la fermeté de ses actes, tempérée par la modération de son langage, le gentleman se retrouve tout entier. Il est d’ailleurs mieux placé que son patron pour se faire écouter de la foule irritée : il a vécu dans ses rangs, il ne lui est ni suspect ni antipathique, et quand un des insurgés qui viennent incendier l’usine lui demande s’il a jamais su ce que c’est que souffrir la faim, John peut répondre en toute conscience qu’il l’a soufferte mainte et mainte fois, argument d’un grand poids en pareille circonstance.

L’usine sauvée, John a cessé d’être l’obligé d’Abel Fletcher. C’est bien ainsi que l’entend le vieux quaker, toujours austère et rude, mais aussi toujours équitable. Et d’ailleurs, cette raison manquât-elle, l’infirmité de Phinéas, son fils et son unique héritier, lui rendrait toujours à peu près indispensable le concours de cet actif et