Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 25.djvu/806

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répond l’homme las de vivre et de lutter. — Sans creuser plus avant cette pensée de mort, il attend. L’heure passe. Les pêcheurs, un à un, quittent le bord. Le crépuscule pâlit. Quelques rires d’enfant, un rouge-gorge qui chante sous les feuilles, on n’entend plus que cela; bientôt on n’entend plus rien. Tristan s’est assis sur le parapet du pont. Un passant le regarde, comme étonné de le voir là. Par contenance plutôt que par appétit, Tristan tire un morceau de pain de sa poche. L’instant d’après survient une pauvre femme portant un enfant dans ses bras. L’enfant affamé regarde le pain de Tristan, qui le lui donne sans regret, que dis-je? avec une sorte d’orgueil farouche. — « Je viens de donner au monde, pense-t-il, ce que le monde ne me rendrait peut-être pas, le mauvais débiteur qu’il est! » Puis l’attente désespérée recommence. La nuit se fait, le froid vient. Une sorte de torpeur enveloppe Tristan, qui n’entrevoit plus qu’à travers un vague brouillard l’onde privée de reflets, la noire silhouette des arbres et quelques étoiles perdues dans l’immensité du ciel. Le parapet auquel le malheureux s’appuie semble tout à coup céder sous son poids; l’abîme l’appelle, il s’y laisse aller; l’eau l’enveloppe de sa caresse glacée, la mort l’enserre de sa froide étreinte... Mais au lieu de l’anéantissement qu’il cherchait, une volonté suprême, un effort désespéré le ramènent à la surface. Une fois là, son âme ailée, dégagée des liens du corps, prend son essor et plane, invisible, sur le monde vivant. Le corps lui-même, qu’elle contemple en frissonnant, — car elle se sent coupable de meurtre, et ce corps est sa victime, — flotte au gré de l’eau paisible qui le berce d’une rive à l’autre et lui donne, par ses ondulations indécises, une bizarre apparence de vie. Cependant, contre le remords qui l’oppresse, cette âme criminelle veut réagir. — « Après tout, se dit-elle, ce monde m’a été amer et dur. J’y ai cherché le bien, et ne l’y ai point trouvé. Mes prétendus amis m’ont leurré d’espérance, et ont laissé la faim me creuser les entrailles. Jusqu’aux miens, même chair et même sang que moi, qui m’ont impitoyablement tourné le dos! J’ai eu à me méfier de l’amour lui-même, et mes méfiances n’étaient-elles pas fondées? Maintenant encore est-il un seul être qui s’occupe de ce malheureux que la mort a saisi?... Voilà ce que je voudrais savoir... »

A peine ce vœu posthume est-il formé que, sur les noires ailes de la mort, l’âme se sent emportée vers la grande ville endormie. Elle arrive devant une porte à laquelle Tristan, quelques heures auparavant, était venu frapper; cette porte ne s’était ouverte un instant que pour se refermer ensuite sur lui comme sur un solliciteur importun et pour jamais consigné. Là réside un de ces hommes d’affaires enrichis par le travail, endurcis par le choc continuel des in-