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compagnai le général dans cette excursion. Plus d’une fois déjà j’avais erré dans Sébastopol, mais jamais je n’avais aussi complétement embrassé l’ensemble de ces imposantes ruines. Cette ville que je retrouvais dans mon souvenir sous tant d’aspects variés et vivans, qui m’était apparue d’abord, à la fin d’une journée d’octobre, calme, silencieuse et comme endormie, reposant son front paisible dans la clarté d’un soleil couchant, puis que j’avais vue ensuite tant de fois violente, irritée, furieuse, élevant sa tête embrasée dans un ciel que ses colères remplissaient d’éclairs et de bruits, maintenant je la voyais morte, et morte d’une mort si violente que son cadavre était déformé. Sauf deux ou trois édifices restés debout, et cependant terribles à voir, rappelant ces blessés qui, par un effort surhumain, conservent encore l’attitude et l’expression de la vie à leur chair sanglante et mutilée, Sébastopol n’offrait plus aux regards qu’une réunion confuse de décombres. Pressées les unes contre les autres dans un vaste espace, ces pierres, arrachées de leurs assises, dépouillées de leur ciment, ayant perdu toute trace des formes que les hommes leur avaient données, ressemblaient à une sorte d’océan à la fois houleux et immobile, à des vagues pétrifiées soudain, par une volonté toute-puissante, au milieu de leurs fureurs. Voilà ce qu’étaient les ruines des maisons. Pourrais-je dire ce qu’étaient les ruines des forteresses? Je veux seulement parler de Malakof. Sur la plate-forme où cette tour s’était effondrée, les débris qui dominaient, c’étaient des débris de fer. Éclats de bombes épais et larges pareils aux fragmens d’une sphère, éclats d’obus minces et menus, cruelles miettes d’un fatal banquet, sombres boulets avec des taches de sang ; balles rondes, balles pointues, toute la pluie homicide que répand la guerre de notre temps, les jours où elle ouvre ses réservoirs, couvrait encore ce coin de terre. Je descendis de cheval, et je visitai avec soin ce théâtre restreint d’une action si puissante. Mon esprit n’avait pas besoin d’un grand effort pour retrouver dans tous ses détails la scène que ces lieux avaient vue. Chaque madrier abattu, chaque fascine arrachée me racontait ce qui s’était passé. Je retrouvais l’étreinte brûlante de cette tour gorgée de canons, et de la trombe humaine qui était venue s’abattre sur elle. C’était là ce que me montraient mes yeux. Maintenant, pour retrouver la puissance cachée qui avait lancé cette trombe et l’avait faite invincible, je songeais à notre armée, dont je cherchais le souffle en mon cœur.

La dernière fois que je vis Sébastopol, ce fut au printemps, presque à l’entrée de l’été. Depuis quelques semaines, nous connaissions la conclusion de la paix, et nombre de troupes déjà étaient rentrées en France. Sur le point de quitter à mon tour cette terre où j’étais arrivé parmi les premiers, je voulus adresser un adieu suprême à