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mouchoir qui rappelle tant d’amoureuses légendes. Tout le luxe des pays musulmans, toute la splendeur où s’épanouissait la race d’Aroun-al-Raschid, s’étaient réfugiées dans cette petite fleur. Aussi j’en ai gardé le souvenir, et je la vois à demi cachée, comme prête à disparaître, entre les plis de ce tissu que froissaient des doigts distraits, toutes les fois que je viens à songer au maître noir vêtu des rivages éclatans du Bosphore.

J’étais en France depuis quelques semaines, quand j’appris que j’étais envoyé par avancement dans un des régimens de chasseurs. d’Afrique qui faisaient la guerre en Crimée. Je partis de nouveau : en arrivant à Marseille, je trouvai M. de La Tour du Pin mourant des suites d’une blessure qu’il avait reçue pendant mon absence. On avait pu le transporter en France, où il expirait entouré de tous ceux qui avaient partagé, avec l’honneur et le drapeau, la meilleure part de son cœur. La Providence me permettait de lui serrer encore une fois la main. Ce fut après avoir reçu cette dernière étreinte que je retournai suivre au-delà des mers cette destinée du soldat, semblable à la vision d’Hamlet, spectre impérieux, auquel on obéit avec une fiévreuse ardeur, sans savoir dans quels lieux il vous entraîne et quel visage il vous montrera.

Ce second départ pour la Crimée n’était point pour moi la même fête que ma première course vers ces rives où s’étaient passés tant d’événemens. En retournant vers cette contrée que j’avais abordée autrefois, entouré d’un si joyeux essaim d’espérances, j’avais pour compagnes de voyage maintes tristesses auxquelles je n’avais pas songé. Qu’était devenue cette guerre que j’avais été forcé d’interrompre? Elle avait été, comme toujours, brillante et glorieuse, je le savais bien; mais ce n’est pas vainement qu’on s’éloigne des êtres ou des choses. J’allais lui retrouver comme un visage changé, comme une physionomie nouvelle et inconnue. Puis ce pays où l’on vivait et où l’on mourait si vite, combien me rendrait-il de mes amis, et comment me les rendrait-il? Le lit de mort que je quittais à Marseille ne me donnait que trop le droit de me livrer à ces pensées. Pour retrouver l’hôte de ma tente, le meilleur compagnon de ma vie, ce n’est point au milieu des mers, ce n’est point vers aucune contrée de ce monde qu’il aurait fallu m’élancer.


XVI.

Quand je mis le pied pour la seconde fois sur les rivages de la Crimée, je compris en effet que je m’avançais dans un pays où un acte immense venait de se consommer. Sébastopol n’était plus qu’un amas de ruines. Cette tour Malakof que j’avais laissée debout et menaçante, fière de son dernier succès contre nos armes, était tombée.