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maisons de Dieu. Comme l’ambulance sa voisine, elle exhalait une odeur de souffrance; seulement c’était l’odeur de la souffrance acceptée en ce monde et bénie dans l’autre, qui, à l’heure de la liberté éternelle, devient la plus précieuse essence dont puissent se parfumer les âmes.

La plus féconde imagination s’épuiserait vainement à chercher les contrastes que nous offre à chaque pas ce monde étrange où nous promène la guerre. Près des édifices dont je viens de parler, près de l’ambulance et de l’église, s’élevait une construction d’une nature originale et imprévue, un théâtre célèbre dans le camp tout entier sous le nom de Théâtre des Zouaves. Imaginez-vous, dans des proportions colossales, ce jouet qui fait le bonheur des enfans, cette sorte de maison carrée qui est ornée d’un fronton appuyé sur des pilastres, et qui a pour devanture une toile où un pinceau primitif a essayé de rendre les plis majestueux d’une draperie opulente. Tel était ce théâtre guerrier. Il s’élevait sur un petit mamelon et était entouré d’un hémicycle formé par des buttes de terre. Les spectateurs prenaient place sur ces buttes. Le jour où je le vis pour la première fois, en me rendant à notre nouveau bivouac, ce lieu destiné au plaisir était en deuil.

Des souvenirs lugubres planaient sur la scène abandonnée, et les gradins de terre, où depuis plusieurs jours nul ne s’était assis, faisaient songer à des tombes. La matinée du 18 juin avait détruit en quelques heures, presque tout entière, la troupe des soldats artistes. Les boulets russes avaient enlevé le père noble, l’amoureux, le comique, et jusqu’à la jeune première elle-même, car, ainsi que sur le théâtre antique, les rôles de femmes, sur le théâtre des zouaves, étaient joués par de jeunes garçons. L’ingénue déchirait la cartouche, maniait le fusil, et au besoin se faisait tuer. La dernière affaire l’avait prouvé. On dispensait les acteurs des corvées, mais on ne les dispensait point des combats, eux-mêmes ne l’auraient pas voulu. Ils apprenaient leur rôle dans les tranchées. Le relâche forcé qui eut lieu après le 18 juin est le plus glorieux incident de leur histoire. Ce fait, qui en même temps nous égaie et nous attendrit, montre quelle bizarre et redoutable force recèle l’âme française. Comment lutter avec des gens qui traitent de cette manière le péril, qui se battent entre deux couplets, qui descendent d’un tréteau pour entrer dans la mort? Le théâtre des zouaves ne fut point fermé longtemps. Une nouvelle troupe se reforma bien vite. Comme ma tente était dans le voisinage de ce spectacle, souvent le soir, en m’endormant, je prêtais alternativement l’oreille au bruit du canon, que j’entendais tonner contre les tranchées et à celui des couplets, qui s’élançaient dans l’air de la nuit. Sous mon cerveau, où